« Dans le cachot des condamnés – Tant de larmes – Rosaires de larmes – Tant de larmes – Tempêtes de larmes sont tombées! ».

Ainsi commence le poème « Dans le cachot » de Madeleine Riffaud écrit dans la terrible prison de Fresnes en juillet 1944. Arrêtée pour avoir tué un officier allemand sur le pont de Solférino, le combat continuera pour cette jeune résistante après sa libération. Son nom de code, Rainer, est un hommage à l’écrivain autrichien Rainer Maria Rilke. Avec la compagnie Saint-Just composée de jeunes partisans, Madeleine Riffaud participera aux combats pour la libération de Paris. Le 23 août 1944, le jour de ses 20 ans, cette nouvelle aspirant lieutenant réussit avec sa compagnie à capturer un train allemand et son équipage près de la gare de Ménilmontant. 

Tout au long de sa vie, Madeleine Riffaud a été une combattante. Dans la Résistance pendant la Seconde Guerre mondiale, en tant que correspondante de guerre en Algérie et au Vietnam, en tant que journaliste afin de dénoncer les conditions de travail des aides-soignantes mais aussi en tant que poétesse. Face aux injustices et aux violences, les mots ont toujours une puissance certaine. Encore de nos jours, Madeleine Riffaud, à 96 ans, a toujours cette force de vouloir parler.  Entretien avec cette combattante qui sera toujours Rainer.

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Vous êtes née dans la Somme. Comment avez-vous vécu l’avant-guerre ?

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Mes parents étaient instituteurs originaires des environs d’Oradour- sur -Glane dans le Limousin. Jeunes mariés après la Première Guerre mondiale, ils n’arrivaient pas à être nommés ensemble. Mon père s’est rendu furieux à l’Inspection Académique pour se plaindre. Qu’importe le lieu, il voulait travailler dans la même école que son épouse. Mes parents ont exodealors été nommés là où personne ne voulait être envoyé : La Somme. Suite à l’occupation allemande et aux combats de 14-18, la région était toujours sinistrée. Mon père et ma mère ont vécu dans des baraquements. Les parents de mon père les ont rejoints. C’est pour cette raison que je suis née dans la Somme. Mon grand-père, étant ouvrier agricole, a planté tout un jardin de roses autour de l’école. A 11 ans, je suis partie à Amiens pour des études secondaires. Mes parents souhaitaient que je devienne à mon tour institutrice dans un petit village. La vie en a décidé autrement: En 1940, la France a été envahie par l’armée allemande par la Belgique.  Ancien combattant, mon père l’avait prédit. Il était également pacifiste et anti-nazi. L’exode des civils fuyant des combats et les attaques allemandes sur ces convois ont alors commencé.

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Pendant l’occupation, un officier allemand vous administre un coup de pied au derrière alors que vous avez l’âge de 16 ans. Était-ce la violence de trop?

 

 

C’était une humiliation. C’est pire qu’une blessure. L’occupation en entier était pour moi inadmissible. À partir de ce moment, je suis devenue résistante dans ma tête. J’ai ensuite rejoint ma famille dans le Limousin puis je suis partie à Paris. C’est dans la capitale que j’ai voulu rejoindre un réseau de résistance ce qui était loin d’être aisé. Âgée de 17 ans, je ne connaissais personne. De plus, j’étais atteinte de tuberculose. J’ai cherché et je suis entrée dans la première organisation que j’ai pu trouver. J’aurais pu entrer à Défense de la France ou Témoignage chrétien mais ce fut finalement le Front national des étudiants. Atteinte de tuberculose, j’avais connu des membres de cette organisation au sanatorium.

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Dans la Résistance, vous avez su être discrète et malgré vos actions il semble que l’occupant allemand ne vous ait pas remarquée. Pensez-vous que c’est par le fait que vous ayez été une jeune fille que l’on ne pouvait vous imaginer dangereuse?

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Beaucoup de jeunes filles dans la Résistance faisaient du très bon travail. Comme les autres, je suivais les ordres. Au début de la Résistance, il y avait plus de femmes que d’hommes dans la clandestinité. Beaucoup de maris faisaient partie des 2 millions de prisonniers de guerre retenus en Allemagne. Beaucoup de femmes devaient alors élever seules leurs enfants et faire vivre leur foyer. Très vite, la Résistance s’est appuyée sur les femmes et sur les jeunes.

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La plupart de la compagnie Saint-Just, votre compagnie, a été décimée durant les combats de Colmar. Avez-vous été amère de ne pas avoir pu les suivre après la libération de Paris?

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Étant une nouvelle fois tuberculeuse, victime de plusieurs semaines de tortures et ayant à peine 20 ans, je ne pouvais continuer le combat avec mes camarades. J’en ai été fort triste mais j’ai dû me soigner pendant deux ans. J’ai encore aujourd’hui des séquelles mais je n’ai jamais été un ancien combattant, juste une combattante.

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Après la guerre, vous avez rencontré par hasard Paul Eluard qui vous a également permis de connaître d’autres grandes personnalités comme Louis Aragon, Raymond Queneau, Vercors ou Pablo Picasso. Vous ont-ils sauvé la vie?

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Oui c’est certain. Après la libération de Paris, les conditions de vie restaient toujours aussi difficiles. La guerre n’était de plus pas finie. Il faisait très froid durant l’hiver 1944-45 et les logements n’avaient pas de chauffage. Les Parisiens continuaient d’avoir faim. J’étais malade et je refusais de me soigner. Puis j’ai rencontré Paul Eluard qui s’est pris de pitié pour moi. picassoJ’étais si malade que je ne me rendais même pas compte de l’honneur que l’on me faisait. Eluard a été d’une bonté extraordinaire. Il comprenait que je n’étais pas bien. Mon fiancé était mort et j’étais sans ressources. Éluard a lu mes poèmes et a édité mon recueil ‘Le poing fermé’ en 1944. Picasso a fait mon portrait pour le livre. On m’a ensuite incitée à trouver un métier. Comme j’écrivais bien, j’ai été présentée à Louis Aragon qui dirigeait le quotidien Ce soir. J’ai ainsi appris le métier de journaliste. Par leurs soins, toutes ces personnalités m’ont sauvé la vie. Mais je n’ai jamais vraiment retrouvé ma jeunesse. J’ai mis 6 mois à informer mes parents que j’étais vivante. Leur zone était toujours occupée par les Allemands.

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Comment avez-vous rencontré Ho Chi-Minh?

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En 1946, durant la conférence de Fontainebleau, il négociait avec le général de Gaulle l’inter-dépendance de l’Indochine au sein de l’Union française. Ho Chi-Minh ne réclamait pas au départ l’indépendance totale. Les liens d’amitié et de commerce auraient perduré entre les deux peuples. Mais pendant les négociations, l’amiral Thierry d’Argenlieu a pilonné la baie d’Haïphong. Certaines personnes ont refusé toute idée d’accord. Ayant vécu 3 ans en France, Ho Chi-Minh avait gardé un amour pour notre pays et avait toujours gardé des liens.  A 78 ans, la grande journaliste Andrée Viollis, qui avait écrit le premier livre anticolonialiste en 1936 Indochine S.O.S, était venue assister les journalistes de Ce soir pour la conférence de Fontainebleau. Elle connaissait très bien Ho-Chi Minh. Malgré moi, j’avais toujours l’image de cette jeune fille qui avait abattu un officier allemand sur le pont de Solférino. J’ai été présentée ainsi à Andrée Viollis. Elle a sympathisé avec moi et m’a proposé de la suivre à la conférence de presse du président Ho-Chi Minh. Ce dernier m’impressionnait par sa simplicité. Il gardait toujours son calme même face à des opposants virulents. Au moment de notre départ, nous tombons, Andrée Viollis et moi-même, nez-à-nez devant Ho Chi-Minh. Il discute alors avec Viollis, amie qu’il n’avait pas vu depuis longtemps. Intimidée, je restais à les hochiminhregarder et ne disais rien. Ho-Chi Minh se dirige ensuite vers moi et Andrée me présente comme une jeune fille qui a abattu sur ordre un gradé allemand afin de faire démarrer l’insurrection parisienne. Le président Ho Chi-Minh me met alors la main sur l’épaule et me dit: ‘c’est bien ma petite fille. Que vas-tu faire maintenant?’ J’ai répondu que j’essayais de devenir journaliste. Il m’a encouragé tout en me prévenant que c’était un métier difficile. Ho Chi-Minh a ensuite dit que lorsque je serai formée, je pourrais venir dans son pays et qu’il m’accueillerait comme sa fille.  Je pensais qu’il allait oublier sa promesse. Mais lorsque je suis allée reporter des années plus tard la guerre des Américains au Vietnam, Ho Chi-Minh a envoyé son aide de camp à Hanoï afin de m’emmener en jeep pour le rencontrer. Les bombardiers américains n’attaquaient pas trop au petit matin donc nous profitions pour circuler. Lors de nos rencontres, Ho Chi-Minh me demandait des nouvelles de ses amis français. Nous nous sommes vus plusieurs fois pendant la guerre du Vietnam. Après mai 68, je suis retournée afin d’interviewer le général Giap. Mais je n’ai pas pu voir Ho Chi-Minh car, le cœur malade, il était trop souffrant. Le ministre de la santé qui était son médecin m’a prévenue que le président allait mourir dans les prochains mois. Plus tard, j’ai pu visiter sa petite maison de bois installée dans l’ancien palais du gouverneur français. C’est là qu’il vivait et travaillait. Ho Chi-Minh n’a voulu pas habiter à l’intérieur du palais. Il est décédé en septembre 1969.

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Pourquoi avoir choisi d’être correspondante de guerre ?

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C’était une idée que j’avais eu déjà durant la guerre. Pendant les interrogatoires, le pire que les Allemands me faisaient endurer était de m’obliger à regarder les autres résistants se faire torturer. Attachée à une chaise, sans manger ni boire, sans dormir pendant 15 jours, mes tortionnaires ont essayé de me détruire psychologiquement. Les Allemands me promettaient d’arrêter de torturer les autres si je donnais les noms de d’autres membres de mon réseau et le nom de mon chef. Ceux qui étaient torturés me faisaient signe de ne pas parler. Si je l’avais fait, une trentaine de personnes auraient alors été à leur tour torturées et, de plus, les pauvres camarades inconnus que l’on torturait devant moi auraient été soit tués soit martyrisés une fois de plus. Donc je ne disais rien. Je pleurais et je fermais les yeux tant l’horreur était grande. Un officier allemand qui parlait bien français me disait alors tout en me lançant un seau d’eau à la figure : ‘Regarde! Regarde!’ Tout d’un coup, alors que j’étais moralement abattue, j’ai levé la tête et je me suis alors mis à regarder. Je me suis alors promis que si je sortais de tout cela vivante, je dénoncerais toutes ces injustices. Tout au long du reste de ma vie, j’ai regardé les horreurs de guerre, j’ai voulu chercher la vérité et la dire. C’est pour cela que je suis devenue correspondante de guerre.

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Vous avez reporté la guerre d’Algérie puis la guerre du Vietnam. Cela vous révoltait-il encore plus de voir que des horreurs étaient également commises par des démocraties, la France et les États-Unis ?

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Je me souviens qu’Henri Martin, marin engagé dans l’armée française pour combattre les Japonais mais pas les rebelles vietnamiens, avait dit à son procès : ‘Monsieur le Président, je me suis engagé dans la Résistance pour défendre mon pays. Il est aujourd’hui libre mais mon pays en opprime d’autres à présent. Je ne peux le supporter. Si j’aime la liberté, je l’aime aussi pour les autres. Par conséquent, je ne peux pas tirer de coup de feu. » Henri Martin a fait trois ans de forteresse et n’a jamais craqué. J’étais dans le même état d’esprit. Correspondante de guerre, je voulais aller dans les cafés populaires et non dans les palais des puissants.

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Vous êtes tombée amoureuse du Vietnam?

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Je tombe souvent amoureuse de la patrie des autres. On peut aimer sa patrie comme sa mère et aimer en même temps les autres patries à condition de ne pas se mêler de leurs affaires. Je suis tombée amoureuse du Vietnam, le nord comme le sud, mais aussi de l’Algérie.

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Vous avez même publié un conte vietnamien Le chat si extraordinaire.

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Oui. Un jour, un petit garçon de 7 ans m’a raconté un conte vietnamien sur un chat. Je l’ai alors écrit et publié. J’ai toujours aimé les chats. C’est un animal libre et indépendant. Par contre, je n’aime pas les chiens car ils sont trop pareils à l’homme. Alors que j’étais captive, les nazis utilisaient les chiens contre nous, prisonniers. Ils nous mordaient et arrachaient des morceaux de chair.

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Vous êtes domiciliée à proximité du Bataclan. Le soir du 13 novembre 2015, vous avez entendu les coups de feu. Comment peut-on combattre de telles violences?

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Il ne faut pas souffler sur les braises. Cela peut provoquer d’autres tragédies. C’est une bonne chose de se recueillir de temps en temps mais il ne faut jamais se voir ni comme des martyrs ni comme des victimes mais comme des résistants. Ceux qui ont survécu aux camps de concentration ont pensé ainsi. Les Nazis ont voulu les déshumaniser et les détruire totalement. Ceux qui se sont organisés et qui ont résisté face à leurs geôliers ont ainsi refusé d’abandonner et ont continué le combat sous toutes les formes. Cet esprit est valable pour tous les moments de la vie : lorsqu’on recherche un travail, lorsqu’on est malade ou âgé. Il faut toujours se voir comme un résistant.

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Que dirait Madeleine Riffaud aujourd’hui à Rainer en 1944 ?

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Je suis toujours Rainer. Mais les choses ont changé depuis 1994. Depuis, je fais mon travail en témoignant. Pendant des années, comme tant d’autres résistants, je n’ai rien raconté. Nous ne voulions pas amener dans nos foyers les horreurs que nous avions vécues  pendant la guerre. Puis, au bout de 50 ans, nous nous sommes rendu compte qu’il y avait de moins en moins de commémorations et que dans les manuels scolaires, la Seconde Guerre mondiale était peu étudiée. Il y avait même plus de pages consacrées à la Grande guerre que pour la guerre 39-45.  Lors du 50ème anniversaire du débarquement, les Américains ont prétendu que, eux seuls, avaient libéré la France notamment Paris. C’était faux. Nous avons été aidés certes mais nous avons résisté et vaincu l’ennemi. Afin de contrer les mensonges américains, on nous a expressément demandé de témoigner. Les historiens le rappellent : les témoignages de ceux qui ont vécu les évènements sont indispensables. Mais quant à moi, je restais silencieuse. Raymond Aubrac est alors venu me voir chez moi et m’a dit: ‘Tu vas continuer à fermer ta gueule?’. J’ai répondu oui. Il a alors rétorqué que cela m’était donc égal que l’on oublie ceux de 20 ans qui ont été tués pendant la guerre? Cette fois-ci, j’ai répondu par la négative. Aubrac m’a alors convaincue de témoigner. Depuis, je parle.

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Cet entretien est dédié à la mémoire de Raymond Aubrac, passeur de mémoire(s).

Photo de couverture : ©Brieuc CUDENNEC

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