Banane, gros nez, gros râteaux, petits perfectos, vieilles guitares et autres motos bariolées. Depuis les années 70, l’univers de Frank Margerin s’est imposé dans le paysage de la bande dessinée française. C’est le monde rock ‘&’ roll où vivent pour le pire et le meilleur Lucien, Manu, Momo ou encore Marc. Ces bons copains de la ville nous font toujours autant rire. Nous les aimons car finalement nous nous retrouvons en eux. Entretien 100% rock avec le dessinateur passionné et passionnant Frank Margerin.

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Après avoir travaillé pour Lui, Playboy… Vous avez intégré en 1975 Métal Hurlant. Avez-vous été à l’aise dans le monde de la science-fiction ?

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C’est en me présentant chez Nathan que Bernard Farkas m’a conseillé de finalement aller voir Jean-Pierre Dionnet avec qui il avait fondé Métal Hurlant. Ce dernier m’a donné ma chance en me proposant de lui faire une histoire de quatre pages et c’est laplageainsi que j’ai été publié quelques mois plus tard. Au sein de la revue, je ne me sentais pas trop à l’aise avec mes gros nez, j’étais loin de la science-fiction. Je rajoutais des petits martiens dans mes dessins et je mélangeais pavillons de banlieue et soucoupes volantes. Je me cherchais en parodiant les super-héros mais je ne me sentais pas dans mon élément. A l’initiative de Philippe Manœuvre, Métal Hurlant a décidé de sortir un numéro « spécial rock ». J’ai alors crée une bande de jeunes dont Lucien faisait partie et ce fut le déclic. Avant je n’avais pas de héros récurrent, mes histoires ne se suivaient pas. J’ai eu de la sympathie pour cette bande que je venais de dessiner. Je m’étais inspiré de certains épisodes de ma vie lorsque je fréquentais le groupe de rock « Los Crados ». J’ai compris que ce qui m’amusait c’était de raconter des choses vécues dans ma jeunesse et pas d’inventer des histoires de science fiction. Dionnet m’a fait confiance et a accepté que je continue à dessiner mes jeunes rockers. Je pense qu’aujourd’hui un jeune dessinateur aurait plus de difficultés à imposer ses choix.

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Dans vos dessins, la région parisienne est un personnage à part entière. Serez-vous toujours un citadin ?

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Je suis né à Paris et j’habitais à la Porte d’Asnières. J’avais la vue sur Levallois-Perret. La ville était à l’époque assez insalubre, composée de petits pavillons délabrés et de garages dont les épaves de voitures jalonnaient les rues. Il n’y avait pas encore le périph’ mais un stade séparait. A 12-13 ans, j’escaladais les grilles avec mes amis le soir quand le gardien était parti pour aller jouer au foot. Nous pouvions nous trouver face aux bandes de jeunes de Levallois qui parfois nous tiraient dans les jambes avec leurs pistolets à plomb. Heureusement, comme nous étions également nombreux, ce n’est jamais devenu « West Side Story ».

Je suis très citadin mais j’aime beaucoup aussi la campagne, il faut reconnaître que lorsque j’étais gamin, elle me faisait un peu peur avec tous ces insectes, ces animaux, ces odeurs de lisier, etc…

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Comment Lucien est devenu une partie d’identité de Frank Margerin ?

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Au départ, c’était inspiré d’une bande de copains , il y avait mon frère Gillou et mon vieux pote Alain ( Ricky ). Avec son gros nez et sa banane, Lucien n’était personne en particulier, un second rôle. Il a ensuite pris le devant car justement il était totalement imaginé. Je me

raconte  maintenant pas mal à travers lui, surtout depuis que je l’ai fait vieillir.

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lucien

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« Lulu s’maque » (1987) est un tournant. Les histoires longues éclipsent les histoires courtes. Vous avez voulu montrer Lucien dans son intimité ?

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Avec Métal hurlant, j’étais limité à quelques pages par numéro. Le succès venant, je pouvais obtenir de produire 8 pages de bande dessinée. Avec l’arrêt de Métal Hurlant, je n’étais plus tenu de me limiter à des histoires courtes, j’ai pu alors réaliser une histoire longue. J’ai souvent improvisé mes scénarios, sur quelques pages l’exercice est assez facile. Avec « Lulu s’maque », il a fallu s’organiser. Lucien sortait du service militaire et avait rasé sa banane. C’était une petite provocation pour mes lecteurs. Que dirait-on en découvrant le capitaine Haddock avec la barbe rasée ? Ayant été exempté de service militaire, je ne pouvais pas raconter Lucien à l’armée. Il rentre et retrouve ses potes chez qui il cohabite puis rencontre une fille étudiante en Art et connaît une petite histoire d’amour. J’ai improvisé le scénario jusqu’au moment ou j’ai réalisé qu’à la page 16, la fille n’était toujours pas arrivée. Il m’a fallu écrire un peu l’histoire avant de finir, car retomber sur ces pattes est plus difficile sur un long récit.

A la sortie de l’album, j’étais très angoissé. Je craignais que mes lecteurs réagissent mal. C’était une histoire plus tendre moins rock n roll. Finalement, « Lulu s’maque » est l’album dont on me parle le plus. Ce fut une étape dans ma carrière.

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Que retenez-vous de vos années aux Humanoïdes associés ?

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Professionnellement, ce furent les plus belles années de ma vie. Nous avions tout à inventer. Nos aînés comme Moebius ou Druillet nous ont permis de faire autre chose que la bande dessinée classique franco-belge. Dans les festivals de bande dessinée genre Angoulême, lorsque nous arrivions, nous avions l’image de punks débarquant dans un concert de variétés.

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Avec Manu, vous vous lancez dans l’animation. Quelles furent vos inspirations pour cet adolescent rocker ?

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Une petite boîte de production, Jingle, près d’Angoulême, m’a contacté pour réaliser une série animée sur Lucien. Perplexe quant à la qualité, je craignais que mon personnage ne soit dénaturé Mon frère et ma sœur travaillaient à l’époque dans un studio d’animation à San manuFrancisco. J’avais bien envie  moi aussi de tenter l’expérience . J’ai donc créé Manu, qui était un genre de Lucien mais plus teigneux et au nez pointu. La série animée a duré deux ans. J’ai écrit intégralement 104 épisodes de 2 minutes, puis 29 de 8 minutes.. C’était ensuite storyboardé à Angoulême mais tout était animé en Asie. C’était difficile pour moi de faire comprendre précisément les gestes des personnages. En Asie, ils n’ont pas l’habitude. De plus, il fallait caler le mouvement de la bouche avec les textes. Parfois, ça ne collait pas, la bouche était en forme de o alors que le personnage disait par exemple «  merci Robert », je devais réécrire le texte, genre «  merci poto ».

C’était une bonne expérience mais le résultat n’a pas tenu ses promesses.

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En 2002, vous créez Momo, jeune coursier maghrébin.

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Momo a été relativement bien accueilli mais il n’a pas connu le succès de Lucien. En changeant de journal, j’ai voulu changer d’univers. Pour ne pas trop perturber mes lecteurs, j’ai introduit dans l’univers de Momo , Robert, mécano passionné de rock. Je suis parti de ces coursiers qui venaient chercher mes planches pour les emmener à l’éditeur, ils allaient partout livrer leurs plis, ça m’a donné envie de développer ce thème, il y avait de quoi faire.

Malheureusement cette série n’a pas décollé, je l’ai donc arrêtée, je pense que j’avais fait le tour du sujet.

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Avec Fluide glacial, Lucien est revenu sur le devant de la scène. Aura-t-il toujours des choses à dire ?

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Oui, il y a toujours de quoi s’amuser à raconter le quotidien des français. La pandémie aurait pu être une grande source d’inspiration mais le climat anxiogène et le doute quant à la fin de ce virus m’ont un peu bloqué, j’ai préféré renoncer à raconter des histoires autour du Covid.


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Avec « Je veux une Harley » (2013), on suit les traces de Marc. Était-ce une improvisation ou un projet de longue date?

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Je venais de terminer mon troisième album de Lucien quinquagénaire ( La bande à Lucien ). Je voulais faire quelque chose de différent. Par l’intermédiaire de Thierry Tinlot, rédacteur en chef de Fluide glacial, j’ai rencontré le dessinateur-scénariste Marc Cuadrado qui voulait réaliser un album sur le monde des bikers et de Harley en particulier. C’était le moment opportun. Je lis les premières pages de l’histoire, ça commençait par une coloscopie. Quel bon début! De plus, même si je ne suis pas biker, je suis motard et donc c’était ok pour moi. « Je veux une Harley » ne devait être qu’un « one-shot » mais avec le succès, nous avons décidé d’en faire un autre, puis on a fini par en faire 6. Ne pas écrire le scénario est un peu frustrant mais assez reposant. Marc Cuadrado réalisait le story-board. On a formé un tandem formidable. On s’est fait inviter aux USA pour faire un road trip sur la Route 66, on a fait pas mal de rassemblements de bikers et dédicacé dans des concessions Harley-Davidson. J’ai eu la chance de pouvoir souvent me faire prêter ces superbes motos.

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Avec « Putain d’expo » consacré au chanteur Renaud à la Philharmonie de Paris, vous avez réalisé l’affiche.

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J’ai toujours beaucoup de plaisir à réaliser des affiches. Celle de l’exposition consacrée à mon ami Renaud a été réalisée pendant le premier confinement. On y voit d’ailleurs un personnage avec un masque. Je m’étais interrogé si je devais en dessiner d’autres mais pensant que la pandémie allait se terminer bientôt, je n’ai pas insisté…

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Faut-il lire Margerin avec de la musique ?

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On peut bien entendu lire en écoutant des disques. Je dessine moi-même avec du son mais pas forcément de la musique, plutôt la radio. Mon ami dessinateur Christian Debarre a voulu sortir une série adaptée du Joe Bar Team avec un CD de musique qui accompagnait les histoires. C’était une bonne idée. Mais ce n’est pas, en ce qui me concerne nécessaire, chaque lecteur se fait sa propre ambiance dans la tête, avec ou sans musique.

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Space invader a rendu hommage à Lucien en le plaquant contre un mur. Vos personnages perdurent-ils bien dans le temps ?

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Par l’intermédiaire d’un ami commun, j’ai pu rencontrer l’artiste. Il semble être fan de Lucien et a tenu à me rendre hommage avec un Space invader de 1m80. En pleine pandémie, il est venu le coller contre un mur de mon quartier, à 4h du matin. J’ai été très honoré car space invaders est très célèbre dans le monde du street Art. Il est connu dans le monde entier pour ces petites mosaïques. Tous les hommages à mon travail ou à Lucien me font plaisir. La banane est souvent reprise sur des personnages comme un clin d’œil à Lucien.

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Que pense Lucien de cette année 2020 ?

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Pour lui, comme pour tout le monde, c’était une année de merde. J’espère que ce ne sont pas les prémices d’années noires. Récemment, j’ai trié de vieilles photos de mon enfance et de ma jeunesse. J’ai réalisé que nous avions vécu de belles années, sans attentats, sans grosses crises sociales, sans réchauffement climatique et sans virus. J’ai eu une vraie chance de naître dans les années 50. Dix ans plus tôt, j’aurais été soldat durant la guerre d’Algérie. J’ai commencé à m’intéresser aux filles au moment où la pilule est sortie. Je suis d’une génération bénie. Tout est aujourd’hui restriction. On culpabilise les gens sur l’écologie mais on continue à produire du plastique, il faut plutôt en interdire la fabrication. J’essaye de faire des efforts mais il faut que tout le monde s’y mette aussi.

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rock rock

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Merci à Janny ! http://margerinf.free.fr/

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