Il existe des lieux où l’art est en totale harmonie avec la nature et le bien-être. Comme en quête d’un refuge, après la rudesse des rues de Tokyo et l’ambiance électrique du quartier fou de Montparnasse, l’artiste Foujita (1886-1968) acquiert en 1960 à Villiers-le-Bâcle (Essonne) une petite maison rurale. Transformé par le peintre, céramiste, photographe et couturier japonais, cet havre de paix en devient son atelier. Tout est resté en l’état : du kimono dans la chambre à coucher aux pinceaux de l’artiste.

La visite de ce sublime lieu culturel ouvert au public nous a permis de nous entretenir avec Anne Le Diberder, Directrice de cette Maison-atelier, propriété du Conseil départemental de l’Essonne, sur Foujita, passionnant artiste dandy.

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L’arrivée de Foujita à Paris en 1913 bouleverse-t-elle le milieu artistique de Paris ?

Foujita, à proprement parler ne bouleverse pas la scène artistique lorsqu’il s’installe à Paris car il arrive relativement tard et la plupart des peintres qui vont constituer l’École de Paris dans les années 20 sont déjà présents et actifs à Montparnasse. En revanche, il observe longuement ce qui l’entoure avec une curiosité qu’il cultivera toute sa vie. Il sait observer, écouter, comprendre. Ainsi, en découvrant Picasso, Foujita décide de changer sa manière de peindre, tant la révolution créée par l’Espagnol est fondamentale. Mais c’est avant tout un artiste qui se distancie et cherche à trouver une place originale. Ainsi, jouant de sa culture japonaise et de sa connaissance de l’art occidental il devient en quelque sorte l’initiateur d’un « nouveau japonisme ». De plus, observateur attentif de Paris, ses premiers paysages urbains fascinent car ils procèdent d’un regard quasiment photographique. Il y a d’ailleurs une proximité avec le travail avec l’œuvre du Douanier Rousseau, qu’il admire, et le travail d’Eugène Atget qu’il a connu et dont il possède des clichés.

Foujita étonne car il représente certes Paris mais s’inspire également d’aspects qui n’intéressaient pas les autres peintres étrangers : la banlieue, la périphérie et les petites gens. Il raconte finalement ce qu’il voit. Témoin de la vie quotidienne, le peintre s’intéresse également à la création artistique, au cubisme et à l’abstraction. Cependant il choisit délibérément la figuration humaine et le nu, allant à contre-courant des avant-gardes parisiennes. Si cette orientation s’inscrit dans une tradition occidentale très éloignée des expérimentations artistiques du début du 20e siècle, elle est en revanche d’une grande modernité si l’on observe l’histoire de la peinture japonaise, où le nu académique n’existe pas. Il y a une ambivalence certaine chez Foujita qui pense au Japon lorsqu’il est à Paris et à Paris lorsqu’il est au Japon.

Par sa tenue et son look, Foujita se voyait-il lui-même comme un phénomène artistique ?

Foujita s’est construit un personnage et une image. Dès son arrivée à Paris, il a décidé de franciser son nom. Au lieu d’un U, il a ajouté un OU afin qu’on n’écorche pas la prononciation de son nom, fier de son histoire familiale et de ses origines aristocratiques. Derrière cette démarche il y a la volonté de se créer un nom car il est en quête de gloire et de reconnaissance : il est venu à Paris pour être dans la lumière. Très vite il comprend l’importance de l’image à l’ère de la diffusion des journaux illustrés et des actualités cinématographiques. Il va donc se mettre en scène et faire de lui, comme il l’a reconnu lui–même une « œuvre d’art ».

Si Foujita invente sa fameuse coupe au bol tout à fait par hasard, affirme-t-il, rien n’est moins sûr. Tout est raffiné, tout est pensé chez lui tant par sens de l’esthétique que pour être vu et reconnu. C’est un dandy à l’élégance travaillée, on peut même dire que c’est un hipster avant l’heure. Il va jusqu’à détourner les codes aussi bien japonais en se tatouant une montre et une bague ce qui, pour un aristocrate japonais, est une vraie provocation, mais aussi les codes occidentaux en associant, par exemple, imprimés fleuris et carreaux. Foujita détourne également des vêtements, il porte le débardeur en ville et même des bijoux ou des accessoires conçus pour la mode féminine. Il s’intéresse en fait à la matière et à l’effet recherché, peu importe leur destination première. Par exemple, à la maison-atelier, nous conservons une ceinture Hermès très particulière puisqu’il s’agit d’un mètre de couturier cousu sur cuir. Recherches faites, nous nous sommes rendu compte que cette ceinture provenait d’une collection de prêt-à-porter féminin. C’est ce raffinement avant-gardiste et original qui fascine encore de nos jours.

Comment peut-on décrire le blanc chez Foujita ?

Au début des années 20, Foujita commence à peindre des nus féminins, s’inscrivant dans la longue tradition des odalisques occidentales. Cependant, voulant inscrire son projet dans la modernité, il envisage de renouveler le genre, non pas dans la forme, mais dans la matière. C’est ainsi qu’il va mettre au point ses fonds blancs très particuliers. C’est une peinture à l’huile mais dont le rendu s’apparente presque au dessin. En effet la matière est lisse, opalescente et contraste avec le cerné noir mat des compositions. Les ombres colorés à l’aspect aquarellé, sont délicates. C’est une peinture très raffinée avec un blanc utilisé sur les fonds comme sur les personnages qui vibre à la lumière, ce qui est inédit en peinture à l’huile. Ce secret d’atelier va intriguer longtemps. Et c’est une campagne de restauration sur des tableaux datant de 1928 appartenant aux collections de la maison Foujita qui va mettre à jour la technique singulière de l’artiste. Foujita utilise le traditionnel blanc de plomb, une matière très mat et dense en très fines couches et y adjoint du talc, un calcaire qui apporte cette fameuse opalescence. Sans doute est-il inspiré par l’art ancien de la poudre de nacre utilisée dans la peinture japonaise et en occident le talc a longtemps été utilisé en cosmétique pour cette particularité également dans la composition.

Les femmes sont-elles les plus grandes inspirations de Foujita ?

Oui Foujita a un lien particulier avec ses compagnes comme avec ses modèles. Sa première compagne parisienne, Fernande Barrey, l’a beaucoup soutenu à ses débuts. Avec la seconde, Youki, il a connu la gloire et le succès. Il a voyagé au tour du monde avec sa troisième compagne française, Madeleine. Après la mort prématurée de cette dernière à Tokyo en 1936, il a épousé une jeune japonaise Kimiyo qui fut sa dernière épouse. Ce qui est frappant, c’est que toutes les femmes de l’artiste, y compris Tomi Tokita avec qui il a vécu avant son arrivée en France, ont gardé des souvenirs extraordinaires de lui. Elles ont toutes conservé de lui des lettres et des objets. Nous avons ainsi pu retrouver des sources très intéressantes, y compris de ses premières années à Paris. Foujita a toujours été apprécié et décrit unanimement comme un être gentil et attentionné.

Foujita était également couturier.

En effet, chez lui, il y a une fantaisie étonnante, elle s’exprime dans tous les domaines y compris dans la couture. Il a appris à tisser et à coudre dès 1914 et réalise des vêtements pour lui et ses amis, il coud d’ailleurs jusqu’à la fin de sa vie. Ses réalisations témoignent d’une grande liberté d’esprit et là encore il s’affranchit des codes occidentaux. Il existe d’ailleurs une vraie similitude entre Foujita et le créateur Kenzo. On retrouve chez l’un et l’autre le métissage des couleurs comme celui des rayures et des carreaux. Or, souvenons-nous que c’était considéré à cette époque comme une marque de mauvais goût, tout comme certaines associations de couleurs. Kenzo et Foujita sont l’un et l’autres fascinés par le Douanier Rousseau, ils trouvent une réelle liberté à Paris mais aussi leur inspiration dans la culture japonaise notamment la tradition des kimonos et du patchwork. Il en résulte chez Foujita une modernité qui impressionne encore de nos jours et se retrouve jusque dans la décoration de sa maison.

Avec la Seconde Guerre mondiale, Foujita se met totalement au service du Japon impérial. Comment peut-on comprendre qu’un artiste aussi cosmopolite puisse s’associer à un régime fasciste ?

Le sujet est beaucoup plus compliqué qu’il n’y paraît. Lorsque Foujita quitte la France en 1931, il pense ce départ définitif et envisage une nouvelle vie. Il se sépare de son épouse, Lucie Badoud dite Youki, et part pour un long voyage en Amérique latine et revient vivre au Japon. À ce moment-là il recommence une carrière, auréolé de son succès en Europe. Mais Foujita revient finalement à Paris en 1939. Il est rattrapé par le conflit mondial l’année suivante et doit quitter la France fin mai 1940. Son retour est donc contraint, de plus, Il ne faut pas oublier que son père était un général médecin militaire ce qui pèse beaucoup. Foujita s’engage dans l’armée nippone, non pas en tant que soldat mais comme peintre des armées, sans doute à la fois à cause de l’héritage paternel et par fidélité au Japon éternel.

Il continue d’ailleurs de travailler à des projets culturels en lien avec la France et devient conseiller culturel à Hanoï alors en Indochine française. En 1942 le Japon entre en guerre, Foujita revient à Tokyo puis est envoyé à Singapour comme observateur. Sa production s’inscrit alors clairement dans la tradition de la peinture d’histoire occidentale tant par ses formats que par les sujets. Il délaisse l’anecdotique pour se concentrer sur des scènes de bataille où la souffrance de l’homme et le tragique sont amplement soulignés. Après 1945 et la capitulation du Japon, Foujita est appelé à travailler pour l’organisation d’une exposition voulue par le SCAP (Commandement suprême des armées alliés). La situation n’est pas enviable car Foujita sera l’objet d’une violente polémique et même accusé de crimes de guerre. Il sera lavé de tout soupçon en 1947.

Je suis frappée par les accusations portées à l’encontre de Foujita alors que l’on oublie aisément le voyage en Allemagne d’artistes de premier plan comme Derain ou Paul Belmondo. Nous avons finalement un regard trop occidental sur un artiste japonais empêtré dans un contexte nippon finalement peu connu en France. De plus, comme Foujita est un nom assez commun au Japon, on l’associe à un criminel de guerre qui a sévit en Indochine et qui n’a pourtant aucun rapport avec lui.

En 1950, Foujita s’installe définitivement en France, il reçoit dans ces années-là des lettres anonymes rappelant qu’il avait été emprisonné en 1940 et fiché par la police (comme un bon nombre d’artistes). Face aux accusations, Foujita ne répond pas, ce qu’on va lui reprocher d’ailleurs. Nous avons relevé que sur l’enveloppe de certaines de ces lettres, Il ne fait qu’écrire : « Médisance ». À la fin de sa vie, il rappellera avoir essuyé beaucoup de jalousies et d’accusations sur des faits qu’il n’a pas commis.

Tsugouharu Foujita change ensuite son prénom et s’appelle alors Léonard. A-t-il voulu rendre hommage à Léonard de Vinci ou se comparer à lui ?

Sa conversion au catholicisme en 1959 imposait un prénom chrétien et son choix indique clairement un hommage. En effet, Foujita avait une admiration immense pour Léonard de Vinci et d’une façon générale pour les artistes de la Renaissance. Il a la modestie de se voir avant tout comme un suiveur et non un rival. Et, interrogé sur sa conversion par un journaliste, il évoque d’abord les peintures religieuses vues au Louvre, une façon de ne pas répondre tout en exprimant sa passion pour l’art et la peinture en particulier.

Foujita s’installe en 1960 dans le village de Villiers-le-Bâcle. Comment le mondain de Montparnasse a-t-il choisi ce lieu de vie si différent de Montparnasse ?

Sous une allure de dandy, Foujita est avant tout un homme d’une grande simplicité. Il choisit un lieu inspirant et paisible : « la maison isolée » est dans le petit village de Villiers-le-Bâcle, non loin de Saclay et domine la vallée de la Mérantaise. Cela peut ressembler à une retraite, pour autant l’artiste conserve son atelier de Montparnasse qui lui sert de lieu de stockage et de présentation de ses œuvres. Il installe son atelier au dernier étage, l’ouvre largement sur la vallée, en dépit d’une orientation plein sud. C’est un lieu intime et rares où les personnes sont invitées à pénétrer. A l’image de sa maison, qui ne se révèle qu’après avoir traversé le jardin, on peut dire que Foujita est plus secret qu’il n’y parait.

Avez-vous eu des témoignages de personnes de Villiers-le-Bâcle qui ont connu Foujita ?

Nous avons effectivement collecté les témoignages des voisins et habitants du village. Beaucoup de ceux qui l’ont connu lorsqu’ils étaient enfants continuent de parler de lui. Et pourtant, très peu de personnes savaient que leur voisin était célèbre. Parfois, sans doute à l’occasion d’une exposition, Foujita recevait un grand nombre de télégrammes ce qui étonnait. Mais ce que tous retiennent c’est sa disponibilité et sa gentillesse. Il offrait par exemple des crayons ou de menus objets aux enfants du village. Son petit voisin avait pour mission de lui apporter le journal France-Soir et Foujita, ceinture noire de judo, s’amusait systématiquement à le faire tomber par terre en dépit de ses efforts. Nous avons collecté chaque anecdote et ce sont des témoignages touchants et intimes.

Pour quelles raisons Foujita a-t-il souhaité que sa maison-atelier soit ouverte au public ?

Foujita était passionné par les maisons d’artistes. Dans les années 20, Foujita a assisté à l’ouverture de la maison de Gustave Moreau à Paris. Il a également pu rencontrer Renoir à la fin de sa vie dans sa maison de Cagnes-sur-mer. À chaque visite de maison d’artiste, Foujita écrivait sur un galet le nom du propriétaire. Nous savons ainsi qu’il est allé voir la maison de Cézanne ou encore le château de Malromé où est mort Toulouse Lautrec. Quand Foujita achète la maison de Villiers-le-Bâcle, c’est son seul investissement en France. Il le surinvestit et pense immédiatement à l’avenir de ce lieu. Foujita a annoté le les meubles, des objets marquants. Il a également enregistré sa voix afin que les générations futures en connaissent le timbre. Il a même acheté le terrain d’en face, ce qui nous permet d’organiser le parking à destination des visiteurs. Ainsi sa veuve, Kimiyo Foujita, a exaucé le vœu de son mari en faisant don de cette maison au Conseil départemental de l’Essonne. Tout était resté en l’état grâce à sa vigilance. C’est un lieu de mémoire authentique qui nous permet de découvrir l’univers d’un artiste. C’est une chance inouïe de pénétrer dans un atelier resté en l’état. Cette maison donne à voir qui était Foujita et donne à comprendre son processus créatif, l’envers du décor en quelque sorte. C’est finalement le lieu parfait avant la découverte du musée qui raconte la vie intime d’un artiste sans préjugé ni prérequis.

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Photo de couverture & dernière photo :  Coll CD91, maison atelier Foujita 2020

La page Facebook de la Maison-atelier Foujita :

https://www.facebook.com/maisonatelierfoujita

Site internet de la Fondation Foujita :

https://www.fondation-foujita.org/

« Tout usage d’une reproduction d’une œuvre de Foujita est soumise à des règles précises car l’œuvre est protégée au titre du droit moral (perpétuel et inaliénable) et du droit d’auteur (jusqu’en 2046).

Les droits moraux et patrimoniaux ont été légués par la veuve de l’artiste, Kimiyo Foujita à la fondation Apprentis d’Auteuil qui a créé sous son égide une fondation dénommée Fondation Foujita. »

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