Dragons, trolls, vampires, krakens, fantômes, loups garous, zombies, martiens, aliens… Dans nos livres, dans les films ou bien sous notre lit, les monstres hantent notre imagination. Bien souvent repoussants et dangereux, ils ne sont pourtant pas totalement rejetés. Nous aimons nos monstres comme s’ils faisaient partie de nous. Il y a même une certaine pulsion à les sortir selon nos désirs.
Entretien avec Martial Guédron, Professeur d’histoire de l’art à l’Université de Strasbourg et auteur du livre « Les monstres : Créatures étranges et fantastiques de la Préhistoire à la science-fiction ».
Pour quelles raisons les monstres ont-ils autant fasciné depuis la Préhistoire ?
Il m’est difficile de dire de but en blanc que la fascination exercée par les monstres était de même nature durant la Préhistoire, l’Antiquité, le Moyen-Âge, les Temps modernes,… et sous toutes les latitudes. On peut sans doute estimer qu’il existe des invariants anthropologiques : attraction/répulsion pour l’inexplicable; volonté de s’approprier la force ou les pouvoirs prêtés à des êtres puissants, effrayants et redoutables; propension à créer des mythes; séduction exercée par les aspects et les propriétés de certains animaux… Mais je peux bien imaginer que cette fascination s’est exprimée et s’est adaptée en fonction des besoins, des attentes, des craintes et des espoirs que l’on pouvait placer dans les monstres, et généralement dans certains d’entre eux plutôt que d’autres, en fonction du contexte géographique, social, politique, religieux… qui a favorisé leur apparition. Prenons pour exemple le dragon, dont il existe quantité de manifestations, quantité de versions, qui tantôt garde les trésors, tantôt les princesses, tantôt les sources, dont l’haleine et le regard sont mortels, mais dont les reliques, comme les griffes ou les dents, sont très recherchées parce qu’on leur prête des pouvoirs magiques. Et bien voilà un monstre qui traverse l’espace et le temps, que l’on retrouve en Chine où il a plutôt un rôle de gardien des eaux, mais aussi dans la mythologie scandinave à la proue des drakkars, dans l’iconographie chrétienne, où il est plutôt lié au monde souterrain et au feu de l’Enfer, dans les blasons, sur les boucliers, dans la bande dessinée, dans le cinéma de science-fiction où il incarne la peur du nucléaire, chez certains cryptozoologues,… Et l’on pourrait dire la même chose de nombreux monstres – les géants, les vampires, les loups garous – qui toujours envoient des signes, autrement dit qui reflètent des obsessions, expriment des phobies, servent de totems protecteurs et pour toutes ces raisons, nous sont indispensables.
Le monstre est-il une créature qui s’éloigne du naturel et de la norme ?
Le monstre est assurément une créature qui défie les normes, les conventions, qu’elles soient physiques, morales, sociales… Il relève de l’excès, du débordement, ou au contraire du manque, du trop peu, mais toujours dans des propensions inouïes. Il est aussi, très souvent, le résultat de croisements improbables entre des espèces, entre l’humain et l’animal, entre l’animal et la plante, entre différents animaux… tout cela dans un jeu de combinaisons tantôt inquiétantes, tantôt merveilleuses. Alors est-il quelque chose qui s’éloigne du « naturel », la réponse est beaucoup moins simple. Ainsi le monstre est très présent dans les bestiaires du Moyen-Âge et les encyclopédies naturalistes de la Renaissance où l’on trouve des griffons, des cyclopes, des centaures,… aux côtés d’animaux bien réels. De même, les médecins, en particulier les anatomistes, s’intéressent aux naissances monstrueuses, aux veaux à deux têtes, aux enfants acéphales ou présentant des syndromes de sirénomélie, autrement dit des déformations qui les apparentent aux sirènes. Tout cela, ce sont bien des monstres produits par la nature, qui est interprétée comme une nature joueuse, une nature qui s’amuse à perturber ses propres règles, jusqu’à ce que ses perturbations soient étudiées systématiquement avec l’invention, au début du XIXème siècle, de la « tératologie », c’est-à-dire la science des monstres. Bien sûr la monstruosité a aussi été chargée d’incarner les forces maléfiques, notamment dans la pensée chrétienne, où le Diable est une créature contre-nature qui est justement capable de tous les artifices, de prendre toutes les formes. Mais ce que je trouve tout à fait intéressant, c’est que, tel que je le comprends, le monstre devient quelque chose qui s’éloigne clairement du « naturel » quand il est produit par les hommes. C’est le cas des homoncules, du Golem, de la Créature de Docteur Frankenstein, des hybrides du Docteur Moreau imaginés par H.G. Wells, c’est aussi plus récemment tout ce qui relève du courant dit « post » ou « transhumain », ou plus poétique, les chimères prêtes à investir de nouveaux cabinets de curiosités, celles d’artistes comme Thomas Grünfeld et Joan Fontcuberta.
Le monstrueux peut-il séduire ?
À coup sûr. C’est même précisément ce qui m’intéresse en tant qu’historien de l’art : Comment les monstres exercent une séduction ? Comment la monstruosité peut rimer avec la beauté ? Une beauté étrange, sans doute, une beauté dont on nous dit le plus souvent qu’elle n’a rien d’académique et pourtant, même dans l’art classique – la peinture, la sculpture, la gravure, les jardins, les fontaines et les arts décoratifs-, on découvre quantité de sirènes, de centaures, de griffons, de faunes, pour ne rien dire de toutes les créatures transitionnelles inspirées des « Métamorphoses » d’Ovide. Sur un plan plus large, c’est bien le paradoxe des arts figurés, connu des moralistes comme Blaise Pascal et des critiques d’art comme Denis Diderot, que de nous faire admirer ce qui nous choquerait ou nous effrayerait dans la réalité. Ce qui rejoint la question précédente des liens complexes que le monstre entretient d’un côté avec le « naturel », de l’autre avec « l’artifice ». Ses formes, ses couleurs, ses proportions, ses textures, ses excroissances, ses exhalaisons, s’écartent radicalement du familier, bouleversent les habitudes perceptives, échappent aux hiérarchies, aux normes et aux catégories élaborées pour nous rassurer. Or je pense que la séduction émerge justement là où les habitudes commencent à se défaire, quand l’incongru, l’insolite et même l’effroyable troublent la perception du quotidien, des usages et de ses objets.
L’hybride est-il plus monstre qu’humain ?
La mythologie classique évoque quelques hybrides qui ne sont pas humains : Pégase, le cheval ailé; Cerbère, le chien à multiples têtes gardien des enfers; la chimère qui tient à la fois du lion, de la chèvre et du dragon,… Mais sans doute que ceux qui contiennent une partie humaine, au moins en apparence, nous captivent le plus, parce qu’ils sont les plus troublants : ils agissent comme les révélateurs de la dimension obscure, bestiale, violente, pulsionnelle de l’être humain, qui est lui-même, à bien des égards, une créature duelle. À cet égard, on peut relever que nombre d’hybrides inventés par les Grecs présentent un corps bestial surmonté d’une tête humaine : Les centaures, les harpies, les sirènes, le sphinx, Scylla,… Plus rare, avec sa tête de taureau sur un corps humain, le Minotaure inverse cette hiérarchie entre le haut et le bas, comme c’était déjà le cas dans certaines peintures rupestres montrant des silhouettes qui marchent debout et portent des sortes de masques d’animaux, ou encore, bien sûr avec certains dieux de la religion égyptienne. Dans tous les cas, les récits légendaires, les mythes et les croyances attribuent aux hybrides des comportements, des passions et des débordements qui sont ceux des hommes : susceptibilité, colère, jalousie, ruse, rapacité, violence, cruauté.
Léviathan, Cthulhu, Godzilla,… l’hideux et le gigantisme nous rappellent-ils que nous sommes minuscules au sein de l’univers ?
On peut le dire comme ça. Mais les monstres hideux et gigantesques existent aussi dans des systèmes de pensée qui placent l’homme au centre de l’univers. Il lui appartient alors de montrer que la raison, la mesure, la probité ou la foi finissent par triompher des puissances obscures. Dans la mythologie grecque, les monstres titanesques et malfaisants sont ceux du grand chaos cosmologique des origines, mais la rationalité, avec ses héros comme Héraklès et Ulysse, finit par triompher. Une autre dimension apparaît avec les histoires de saints sauroctones, c’est-à-dire tueurs de dragons : ce sont des sortes de héros du christianisme qui incarnent le triomphe de la lumière et de la vie sur les ténèbres et sur la mort, mais aussi celui de la religion chrétienne sur le paganisme ou sur les divinités du polythéisme. En somme, l’homme est minuscule et voué à disparaître à partir du moment où il se laisse dévorer par l’irrationnel. Au fond, les histoires de monstres ont souvent un contenu éminemment moral qui était d’ailleurs sous-jacent dans votre question.
Le Diable est-il surtout représenté en créature féminine ?
Le Diable peut prendre toutes les apparences et tous les sexes. Il défend la parité et est d’une formidable plasticité tout comme ses nombreux émissaires, les démons mâles et femelles. Quand il lui prend le désir de séduire les vieux ermites, autrement ceux qui vouent leur existence à la méditation et à la prière, il leur envoie parfois de belles créatures, ce qui change des monstres cornus, visqueux et griffus que les artistes ont généralement représentés dans les scènes de la « Tentation de saint Antoine ». Bien sûr, il existe toute une famille de démons femelles à l’iconographie très riche qui n’est pas spécifique à l’art chrétien d’Occident, et donc au Diable : Harpies, sirènes, goules, succubes,.. Mais cette articulation entre le féminin et le diabolique se fonde en grande partie sur la culpabilité et la condamnation du corps qui, depuis le mythe du péché originel, frappe la femme et voudrait la lier intimement au Mal.
Francisco de Goya, Jérôme Bosch, Matthias Grünewald,… L’artiste aime-t-il le monstre car il est plus accessible que le « beau » ?
Chez ces trois peintres, les monstres sont les signes d’un monde perturbé, que ce soit par la folie des hommes, par les guerres, les épidémies, le dérèglement des passions, l’impiété,… Pour visualiser cela, le monstre leur a sans doute paru plus approprié sur le plan formel et thématique que le « beau » mis en règle. Évidement, il n’y a de monstres et de moyens d’en montrer que par rapport à des normes, comme celles qui, dans tel ou tel contexte, définissent la beauté. Pour cette dernière, il existe des modèles, que l’on a appris à imiter afin de se forger son propre vocabulaire : des exemples qui ont servi d’émulations dans les ateliers et les écoles d’art : imiter les statues antiques, s’imprégner des œuvres des grands maîtres, dessiner d’après le modèle vivant,… Mais pour les monstres ? Quels sont les modèles ? Quelles sont les références ? On les voit se loger dans les marges, aux frontières, aux lisières : bordures des tapisseries, rebords des enluminures, encadrement des fenêtres, chapiteaux et gargouilles des édifices,… S’ils ne se livrent pas d’emblée, n’offrent-ils pas des champs de possibilités plus ouverts ? Ne permettent-ils pas des combinaisons et des explorations plus inventives ?
Avec le Freak show ou le film d’horreur, les spectateurs viennent-ils par amusement ou pour se faire peur ?
Les deux ne me paraissent pas incompatibles. Des jeux du cirque aux films gore, la terreur et le rire sont partie liée. Et cette ambiguïté foncière, que l’on retrouve dans différentes formes de violence faites au corps – par des déplacements, des greffes, des inversions, des difformités-, on l’observe aussi dans tout ce qui a trait au corps grotesque : de la caricature au slapstick, en passant par la pornographie et les phénomènes de foire. C’est d’ailleurs un enjeu fondamental, parfois négligé hélas, par les artistes qui jouent sur la violence des images et le plaisir trouble qu’y prennent les spectateurs, de bien amener ceux-ci à comprendre la dimension spécifique de cette jouissance; qu’est-ce que cela implique, sur le plan éthique, de se divertir de l’altérité radicale à travers son exhibition ?
Le monstre nous accompagne-t-il dans nos rêves et nos cauchemars surtout comme un avertissement ?
C’est un des sens que l’étymologie donne au mot « monstre » de monere, « attirer l’attention », « avertir », qui résonne avec un autre mot « prémonition ». Et on trouve ainsi nombre d’histoires fabuleuses, souvent liées à des naissances monstrueuses, ou à l’apparition de monstres marins échoués sur des plages, ou de créatures hybrides venues de l’obscurité de la forêt dont le surgissement est comme un signal d’alarme : quelque chose va survenir, la tempête, un cataclysme, une invasion, une épidémie,… Et pareillement, il existe quantité de récits anecdotiques, fabuleux ou légendaires, et même quelques grands textes littéraires, qui nous parlent d’hommes et de femmes dont le destin exceptionnel a été annoncé en rêve par l’apparition d’un être étrange et effrayant. Ainsi, le monstre a en commun avec le rêve que l’homme a toujours cherché à l’interpréter en lui attribuant un remarquable pouvoir annonciateur. On a même appelé par la suite, « tératomancie », l’art consistant à prédire l’avenir en interprétant les monstres, tout comme « l’oniromancie » consistait à le faire à partir des rêves. Cette dimension prémonitoire du rêve est moins présente, me semble-t-il, chez Freud qui est plutôt engagé dans une archéologie de l’inconscient, dans une fouille de ses strates enfouies, dans l’interprétation du monstre rêvé comme une sorte de figure totémique du père,… Pourtant, comme il s’agit tout de même que le patient se porte mieux à l’avenir, le monstre du rêve, comme une figure de Janus, possède à la fois un côté tourné vers le passé, un autre vers le futur.
Il y a un autre point commun que je voudrais évoquer pour finir, le fait que les monstres ont souvent le rôle de gardien : la Gorgone au sommet des temples ou sur les boucliers, les griffons devant les palais princiers, les dragons protecteurs sur les casques et les armures,… Or, si je me souviens bien, Freud décrit le rêve comme « le gardien du sommeil »… Alors si l’on voulait poursuivre le parallèle, on pourrait considérer que les monstres de nos rêves représentent nos désirs ou nos passions inacceptables et qu’avec l’éveil qui les fait fuir, nous devrions être heureux de les laisser là où ils se trouvent.
3ème illustration : Oeuvre d’Alain Quercia.
Pour en savoir plus :
- « Les monstres : Créatures étranges et fantastiques, de la Préhistoire à la science-fiction » de Martial Guédron – Beaux arts éditions 2018 https://www.amazon.fr/monstres-Cr%C3%A9atures-fantastiques-pr%C3%A9histoire-science-fiction/dp/B07CPJWVTR