1917 est indéniablement un tournant du XXème siècle. En pleine Première Guerre mondiale, la Russie, plus grand pays du monde, se soulève contre le Tsar Nicolas II. Les crises s’accumulant, la Révolution d’Octobre éclate et met en place l’Union soviétique. En opposition contre le régime bolchévique ou fuyant la guerre civile et la faim, plus d’un million de Russes firent le choix de l’émigration. L’ensemble sera alors connu comme les Russes blancs, couleur affiliée aux partisans du Tsar et en opposition au rouge communiste. La situation est en fait bien plus complexe et ces déracinés  trouveront refuge sur tous les continents de l’Europe à l’Asie en passant par l’Afrique. Rencontre avec Alexandre Jevakhoff, auteur du livre « Les Russes blancs » et lui-même descendant d’émigrés.

 

 

Le phénomène d’émigrations des Russe blancs pourrait se comparer à une véritable tour de Babel. Peut-on dire qu’il y a eu une multitude de nuances de blanc ?

 

 

Je n’irais pas jusqu’à dire un mauvais jeu de mots : qu’il y a au moins de 50 nuances de blanc mais c’est vrai. L’appellation « Russes blancs » est faussement collective et indubitablement contestée. Dans l’imagerie à la fois des non-Russes et des Russes blancs, le Russe blanc appartient à un certain modèle. Le Ministre-Président du gouvernement provisoire Alexandre Fiodorovitch Kerenski et les socialistes ne se considéraient pas comme des Russes blancs. Ceux qui ont été expulsés par Lénine en 1922 ou les socialistes géorgiens ne se voyaient pas non plus comme des Russes blancs.

Il y a effectivement une matrice assez composite avec un tronc commun : les aristocrates. Ce sont certes ces derniers qui sont les plus actifs et qui sont restés le plus dans la mémoire collective mais les aristocrates ne sont qu’une partie de ces Russes blancs.

Il y a également les familles israélites et ceux de l’industrie du cinéma : acteurs, réalisateurs ou techniciens. Ces derniers ont joué un rôle très important dans l’histoire du cinéma en France, en Allemagne ou aux États-Unis. Toutes ces personnes étaient éloignées de l’officier noble ayant combattu les rouges ou tout simplement à un noble russe.

 

 

russes blancs cinéma

 

 

Est-ce surtout la première vague d’immigration qui est surtout blanche ?

 

 

Il y a en effet le départ d’une partie importante de grands aristocrates comme le Prince Félix Ioussoupov. Les survivants de la famille impériale ont été évacués très vite en Crimée puis en Turquie. Certains comme les Juifs ont également été évacués rapidement par les Français car ils étaient en lien politique et d’affaire avec la France. Les Francs-maçons ont eux aussi été aidés à partir. Cependant, je tiens tout de même à rappeler que le premier émigré c’est Kerenski. Il n’a jamais renoncé à rester dans le jeu politique. Il ne reviendra pourtant jamais en Russie.

 

 

La comparaison avec les émigrés de la révolution français est-elle toujours pertinente ?

 

 

Elle est en partie pertinente et plus largement impertinente. L’émigration française commence en 1789 et s’achève 20 ans après. L’émigration des Russes blancs ne s’est jamais achevée.

L’émigration française s’est implantée principalement en Allemagne, en Angleterre et en Russie. Il y avait une certaine concentration géographique. Dans le cas des Russes blancs,russes blancs certes il y a de gros contingents en Allemagne, en France ou en Turquie mais il y a une explosion géographique impressionnante. Des Russes blancs se sont installés en Chine, au Japon, en Afrique, en Nouvelle Zélande ou encore aux États-Unis. Mais dans l’esprit des Russes blancs, il y a une certaine expression : « Vivre sur les valises ». Le retour en Russie est désiré. Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, beaucoup de Russes étaient persuadés de revenir. La guerre a tout changé avec le triomphe des Soviétiques en 1945.

Enfin l’émigration française est avant tout noble alors que l’émigration russe es très hétérogène.

 

 

Avant l’émigration des Russes blancs, d’autres avaient quitté l’Empire russe comme les Juifs ou les opposants du Tsar. Est-ce une revanche des premiers face aux seconds ou finalement un exode pour tous ?

 

 

Ce serait un résumé un peu simpliste. Le Russe mentalement n’est pas quelqu’un qui quitte facilement son pays. S’il y a départ, c’est contraint et forcé. Il y a bien entendu les Juifs qui fuyaient les pogroms ou étaient étudiants à l’étranger mais beaucoup d’entre eux partaient afin d’éviter le service militaire. Certaines communautés orthodoxes sont également parties et se sont installées notamment au Canada. D’autres quittent la Russie pour des raisons politiques comme Lénine ou Trotski. D’autres rompent avec la patrie comme le Prince Gagarine qui devient catholique et jésuite.

Mais globalement, il n’y avait pas de phénomène d’émigration régulière à l’exception des Juifs et des gens de gauche. Ce dernier phénomène est même très tardif (Fin du XIXème siècle).

 

 

Les fugitifs d’autrefois devinrent les bras armés du nouveau pouvoir (la Tchéka). Y’a-t-il eu une volonté de traquer les ennemis de l’Union soviétique hors des frontières ?

 

 

La Tchéka est installée dès les premières semaines du pouvoir bolchévique. Cette police politique met ensuite en place un service international qui s’implante rapidement en Europe occidentale. Pendant la guerre civile, l’ambition soviétique est de prendre le pouvoir partout. Après les tentatives de révolutions en Europe, le Kominterm est installé. Des communistes étrangers sont recrutés. Lorsqu’on lit les archives soviétiques publiées en russe depuis une dizaine d’années, on se rend compte qu’il y a des services illégaux dans les ambassades notamment à Berlin puis en France. Ils sont discret mais prêts à servir à tout moment. Le général tsariste Koutiepov sera ainsi enlevé en plein Paris avec l’aide de la CGT et du Parti Communiste Français.

 

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Comment furent perçus les Russes blancs par les populations d’accueil ?

 

 

Il y a un avant-guerre civile et un après-guerre civile. Il y a une certaine méfiance des pays d’accueil envers ces nouveaux émigrés. Lorsque l’Amiral Alexandre Koltchak arrive en Sibérie en 1918, il chasse les socialistes. Arrivés en France, les fugitifs écrivent des brûlots afin de dénoncer Koltchak comme un terrible réactionnaire.

D’autres émigrés arrivent avec une certaine fortune dans les valises. Ioussoupov détient deux tableaux de Rembrandt qu’il vend. Mais ces riches russes se rendent compte qu’ils n’ont plus les mêmes budgets et que les bijoutiers français ne les voient plus de la même façon. Au fur et à mesure, le pouvoir d’achat devient un souci.

À Constantinople, les Russes blancs arrivent avec l’usage de la cocaïne. Cette drogue fut turkeyutilisée pendant la Première Guerre mondiale pour notamment calmer les blessures. L’usage perdure pendant et après la guerre civile puis se diffuse à Constantinople. La beauté des femmes russes marquent également les esprits turcs. La mode du maillot de bain est développée par les Russes. Un dessin humoristique montre un accident d’automobile dans les rues de Constantinople et la légende prévient : « Il a vu traverser une Russe! ». Ce phénomène des femmes russes existe également dans d’autres pays d’accueil. Les hommes, des anciens militaires, n’arrivant pas à trouver du travail, ce sont donc les jeunes femmes qui trouvent un emploi que ce soit dans un restaurant, dans une boîte de nuit ou dans le cinéma. La femme russe est à l’époque un objet de fantasme. Je rappelle également que Coco Chanel a pour amant Dimitri Romanov.

 

 

La France, république, a-t-elle été un repoussoir pour beaucoup de Russes blancs ?

 

 

La République française a été alliée à l’Empire russe. Beaucoup de Russes blancs parlaient français. Pendant la Première Guerre mondiale, plus de 200 propriétés à Nice appartenaient à des Russes. Les liens sont forts et renforcés par des mariages. Certains descendants d’émigrés de la révolution française sont à leur tour obligés de quitter la Russie et s’installent en France, terre de leurs ancêtres. Après Constantinople, la Pologne et l’Allemagne, le pays d’accueil naturel est la France en particulier la région parisienne.

 

 

Nobles, grands propriétaires terriens,… Ces grands peinent à garder leur mode de vie russe dans leur pays d’accueil. Certains deviennent alors ouvriers en usine, serveurs ou encore chauffeurs de taxi. Peut-on tout de même les appeler des nouveaux pauvres ?

 

 

Ces Russes arrivent après trois années de guerre mondiale puis de trois années de guerre civile. Toute la génération née en 1900 n’a pas connu de véritable enfance ni de véritable adolescence. Ces familles sont également cassées par les conflits et les révolutions. Tout cela explique que les Russes blancs se réfugient autour de l’Église orthodoxe. Les comptes bancaires ont été fermés et les propriétés ont été vendues. À leur arrivée dans un pays d’accueil, les familles n’ont plus rien. Mes quatre grands-parents ont quitté la Russie en 1920 pendant l’évacuation de Crimée. Ils n’ont eu que quelques heures pour faire leurs valises. Qu’allez-vous emmener ? Est-ce un exil de quelques mois ? De quelques années ? Pour toujours ? En quête d’argent, vous vendez votre garde-robe ou encore vos médailles. Et finalement, vous n’avez plus rien.

 

 

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Peut-on dire que le Grand-Duc Nicolas Nicolaïevitch de Russie fut la grande figure de l’opposition blanche après la guerre ?

 

 

 

Il aurait pu s’il l’avait voulu. Son silence est un mystère. Officier efficace durant la Grande Guerre, le Grand-duc avait suffisamment de prestige pour tenir un rôle de leader. A-t-il eu peur d’être assassiné ? Il faut également se rappeler que jusqu’à la fin de sa vie, l’impératrice douairière a refusé de croire à la mort de son fils, Nicolas II. La forte présence de Dagmar de Danemark a-t-elle empêché le Grand-duc de tenir un grand rôle ?

 

 

Qu’avez-vous retenu des témoignages de ces déracinés russes ?

 

 

J’ai eu la chance d’écrire mon livre en 2004 à l’époque où il y avait encore quelques survivants. Aujourd’hui, beaucoup d’entre eux sont décédés. Ce que j’ai retenu c’est qu’ils avaient une capacité extraordinaire de rebondissement. Même dans les situations difficiles, la plupart ont réussi à tenir et à s’adapter.

 

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Sont-ils restés avant tout Russes plutôt qu’aristocrates ?

 

 

Dès 1917, certains aristocrates ont choisi de ne pas émigrer. Ils ont été enrôlés de gré ou de force dans l’Armée rouge. Il faut tout de même noter que l’adhésion était rarement volontaire… D’autres n’ont pas quitté la Russie pour des raisons de santé. Au sein de mes propres familles paternelle et maternelle, certains membres ont fait le choix de ne pas émigrer. Une anecdote est forte : Lors de la reconnaissance de l’URSS par le gouvernement français en 1924, la base navale de Bizerte fut fermée afin qu’une délégation soviétique puisse récupérer les navires russes. L’amiral soviétique Evgueni Berens se trouve alors nez à nez avec le dernier amiral blanc de Bizerte, Mikhaïl Berens – les deux sont frères. Il y a des choix curieux ou en tout état de cause complexe au sein des familles.

J’ai eu la chance de vivre avec mes grands-parents maternels. Ils m’ont raconté que pendant la Seconde Guerre mondiale, certains Russes blancs avaient choisi le camp de l’Allemagne mais beaucoup d’émigrés ont soutenu la Russie en mettant de côté leur rivalité avec les communistes. En 1945, après le discours de Staline, des Russes blancs se sont même rendus à l’ambassade soviétique afin de revenir au pays dont le dernier ambassadeur dlarussieillustréeu Gouvernement provisoire et grand libéral Maklakov et des dignitaires orthodoxes.

Lorsque les Choeurs de l’Armée rouge avaient des concerts, les Russes blancs venaient les écouter. Dans les années 60, il y eut également le kinopanorama. D’origine soviétique, c’était le premier cinéma au monde à avoir trois écrans. Les Russes blancs allaient voir cette innovation.

À côté de cela, dans les années 70-80, il y eut des mouvements en lien ou non avec les Américains qui organisaient des opérations contre l’Union soviétique. Il y avait donc une véritable diversité de comportements chez les émigrés russes.

Avec les commémorations du centenaire de la guerre civile, les autorités russes ont le projet de construire un monument en mémoire des deux camps. Une telle opération suscite beaucoup d’hostilités chez les descendants de Russes blancs. L’assimilation du camp blanc et du camp soviétique est perçue comme un raccourci contestable.

 

 

Comment fut vécue la fin de l’Union soviétique en 1991 par ceux qui, jeunes, avaient dû quitter leur pays d’origine ?

 

 

Tout d’abord, peu de personnes s’attendaient à vivre un tel événement. Certains blancs de la génération de mes parents avaient déjà eu l’occasion de se rendre en Union soviétique. Des membres de ma famille étaient déjà en lien avec l’URSS et y allaient de temps en temps pour affaires. Lorsque j’ai dû effectuer mon stage durant ma première année à l’ENA en 1979, il m’a été proposé l’ambassade de France à New-York ou celle à Moscou. Ne souhaitant pas vivre dans l’URSS de Brejnev, j’ai préféré partir aux États-Unis.

Avec la disparition de l’URSS, le discours a changé envers les Russes blancs. L’émigration russe fait à présent partie du récit national. Je me souviens que pour des raisons professionnelles, je me suis rendu à Moscou en 1991. Les Russes déclaraient qu’heureusement nous avions préservé les valeurs de la Sainte Russie et la pureté de la langue russe.

Encore aujourd’hui, certains descendants blancs se rendent régulièrement en Russie et ont même acheté des biens immobiliers.

 

 

Avec une population en forte décroissance, la Russie peine-t-elle à accueillir les populations d’origine russe ?

 

 

Des dispositions ont été prises dans les années 90 et 2000 par les autorités russes pour permettre le retour des émigrés russes. Ce ne fut pas un vrai succès. Trop d’années se sont écoulées. Mais certaines personnes de ma génération ou de la suivante ont fait des démarches pour obtenir la double nationalité. C’est leur choix…

Lorsque je me rends moi-même en Russie, je me sens certes comme chez moi mais mon pays reste la France. Je suis Français d’origine russe. L’histoire est passée par là.

 

 

Aleandre Jevakhoff

 

Légendes photos :

5ème photo : Fête à Paris en 1936 (Collection privée – Alexandre Jevakhoff)

6ème photo : Début de la décennie pour les petites filles (Collection privée – Alexandre Jevakhoff)

 

Pour en savoir plus :

 

« Les Russes blancs » d’Alexandre Jevakhoff – Éditions Tallandier 2011  https://www.amazon.fr/Russes-blancs-Alexandre-Jevakhoff/dp/2847347690

« Le grand exode russe » d’André Korliakov – YMCA Press 2009 https://www.amazon.fr/Grand-Exode-Russe-1917-1939/dp/2850652644

 

 

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