« Ceux qui prétendent que l’amour ôte l’esprit en manquent eux-mêmes » écrit au XIIIe siècle l’écrivain florentin Jean Boccace dans son recueil « Le Décaméron », œuvre qui donne naissance à la prose italienne.

L’époque est à l’amour, l’amour des arts retrouvés, ceux de l’Antiquité et l’amour de la Nature développé par Saint François d’Assise. Le fondateur de l’ordre des frères mendiants débute une véritable révolution théologique et qui va également profondément bouleverser l’art.

La Renaissance prend vie dans cet amour et continue de nos jours à nous fasciner. Mais quelles sont les racines de ce phénomène ? Pour en savoir plus, nous nous sommes aventurés dans les couloirs du Musée du Louvre.

Entretien avec Thomas Bohl, Conservateur du patrimoine au département des peintures du Musée du Louvre.

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En quoi les peintres primitifs italiens ont-ils influencé ce qui va devenir l’art de la Renaissance ?

 

 

 

 

 

 

Question compliquée. Il faut comprendre qu’il n’y a pas de réelle rupture entre l’art des primitifs italiens et l’art de la Renaissance. Cette dernière est un concept complexe à définir.


En Italie, jusqu’au XIIIe siècle, ce qui est traditionnel dans la création artistique, c’est l’art roman. C’est avec l’arrivée de petits objets en ivoire, en or ou en argent que l’art gothique va peu à peu se diffuser en Italie depuis la France ou l’Angleterre. Mais dans le domaine de l’architecture et de la peinture, les Italiens restent longtemps fidèles à l’art roman.

 

Ce qui change réellement dans la peinture des primitifs italiens, à partir de la fin du XIIIe siècle, c’est le nouveau regard qu’ils portent sur la nature. Une des grandes nouveautés de l’art gothique, c’est la recherche de la vraisemblance. Cette volonté de s’intéresser à la nature est un des apports fondamentaux des ordres mendiants. Et c’est en Italie que les Franciscains auront le plus grand succès. François d’Assise meurt en 1226, est canonisé en 1228 et très rapidement son ordre devient l’un des plus importants. Beaucoup de théologiens vont suivre la pensée de François d’Assise et vont développer l’idée que le savoir ne s’acquiert pas seulement dans les livres mais aussi par l’observation directe de la nature. Ce grand changementFanfan philosophique amène d’importants bouleversements dans la science naturelle notamment. Le savoir ne vient plus seulement de la compilation des écrits depuis des siècles mais désormais aussi de l’observation des plantes, des animaux, du corps humain… Le monde a été conçu par Dieu, par conséquent il est, lui aussi, digne d’intérêt.

 

A la fin du XIIIème siècle, dans le domaine des arts visuels, accompagnant ce changement de regard sur le monde, des artistes vont décider de représenter pour la première fois depuis bien longtemps les oiseaux tels qu’ils sont dans la nature, rendant hommage à la beauté de la Création. Il y a là une forme de synthèse entre une nouvelle vision empirique du monde et une approche conforme aux principes du Christianisme.

 

C’est aussi l’époque des grands échanges avec l’Orient. Tout au long du XIIIe siècle, des commerçants italiens possédaient des comptoirs à Chypre, dans le Levant et en Syrie. Il y avait une fascination pour la tradition de l’Orient et notamment pour les icônes. L’Orient pour les hommes du XIIIe siècle, c’est aussi une référence au grand empire romain de Constantin. On y recherche – et fantasme ! – l’héritage des débuts du Christianisme. Et pour revenir aux sources de l’art chrétien, les peintres s’inspirent jusqu’à la fin du XIIIe siècle des modèles des artistes orientaux, imitant l’art de l’icône.  En effet, de nombreuses légendes racontent que c’est en Orient que qu’ont été créées les premières images chrétiennes (les akeiropoietes – les images non faites par l’Homme comme le Saint-Suaire) et que les icônes les reproduisent fidèlement. C’est pour cette raison que certaines icônes de la Vierge reproduisent le même modèle : elles sont censées représenter le portrait peint par Saint Luc lui-même. Ce sont ces images dotées d’une grande renommée que les peintres des XIIe et XIIIe siècle ont cherché à reproduire avec fidélité.

 

Tout change avec l’arrivée des Franciscains et d’une nouvelle génération de peintres à la fin du XIIIe siècle. On ne cherche plus à s’inspirer de la Tradition orientale mais, au contraire, on souhaite valoriser la nouveauté et à humaniser l’histoire sainte afin de la rendre plus accessible. Certains textes, comme les Méditations sur la vie de Jésus Christ du Pseudo Bonaventure, véritable « best seller » de l’époque, insistent ainsi sur l’humanité du Christ. Dans l’art, on retrouve cette volonté d’humanisation des figures chez un peintre comme Giotto, qui représente Jésus comme un véritable nourrisson.


Cet intérêt pour la nature et pour la dimension humaine des personnages saints va nourrir l’inspiration d’artistes comme Cimabue, Giotto, Duccio, ou Simone Martini- les premiers primitifs italiens.

 

Ces premières recherches de naturalisme ont constitué un jalon important dans l’essor de la Renaissance, un phénomène artistique et culturel large et difficile à définir. Les humanistes, qui cherchaient à faire revivre la culture antique ont vu dans le naturalisme une manière de renouer avec la peinture antique qu’ils ne connaissaient que par des descriptions d’auteurs comme Pline l’Ancien. Aussi, à partir du XVe siècle, la quête du naturalisme dans la peinture devient un enjeu très important s’inscrivant dans la volonté des élites de faire renaître un passé admiré : l’Antiquité.

 

 

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L’inspiration du modèle antique a-t-il été condamnée par les contemporains de l’époque (Église, débats entre artistes) ?

 

 

 

 

 

 

 

Au Moyen-Age, l’Antiquité n’est pas ignorée. Les sculptures romanes ou gothiques regorgent de détails inspirés de l’art antique, et certains motifs, comme le Spinario, sont fréquemment repris à leur compte par les artistes. On retrouve ainsi cette figure célèbre du tireur d’épine sur des portails gothiques en France mais souvent paré d’habits médiévaux.

 

C’est qu’on se méfie encore de l’Antiquité. Comme l’a bien expliqué l’historien de l’art Erwin Panofsky, ontireur d'épine maintient toujours une certaine distance avec l’art antique et le parant de certains attributs de l’époque, comme les costumes.

Cette méfiance se manifeste encore au XIVe siècle. Une statue antique est retrouvée à Sienne et érigée sur un piédestal. Elle devient alors le symbole glorieux du passé de la ville. Mais suite à une défaite militaire on met en cause la statue et décide de la briser car elle aurait attiré la colère divine sur la ville. Après la fascination éphémère, la méfiance a très vite repris ses droits !

 

Ce rapport ambigu à l’Antiquité teint aussi au fait qu’avant le XIVe siècle, on ne considère par l’Antiquité comme une période historique. Il n’y a pas encore de véritable conscience du passé et du présent.

 

Cela change avec la Renaissance. Désormais, on prend conscience qu’il existerait un fossé entre le temps présent et le temps passé. On cherche alors à définir et à désigner les périodes historiques, et c’est au XIVe siècle que les termes de Venustas et d’Antiquitas vont servir à nommer l’Antiquité. Une fois celle-ci désignée et située dans un temps linéaire, on peut chercher à la faire revivre. C’est là tout l’enjeu de la Renaissance

 

Dans le domaine des arts, il y a également des débats entre les artistes, entre les commanditaires qui nous renseignent sur la méfiance que l’antiquité continue à susciter, même à une période avancée de la Renaissance. Au milieu du XVe siècle, le Pape Pie II, pourtant humaniste, va écrire une lettre véhémente au seigneur de Rimini, Sigismond Malatesta, lui reprochant d’avoir fait transformer par l’architecte Léon Battista Alberti une église de Rimini en véritable temple païen.

 

Pourtant le même pape a pris l’architecture antique pour modèle lors des grands chantiers qu’il a entrepris pour transformer son village natal en une ville idéale de la Renaissance à laquelle il a donné son nom : Pienza. Il faut comprendre que la Renaissance c’est aussi une période de grandes rivalités politiques. En accusant Sigismond Malatesta, il cherche à affaiblir un prince qui avait fait allégeance à l’Empire Romain Germanique.

 

En France, Une certaine méfiance vis-à-vis de l’Antiquité se manifeste également dans l’architecture religieuse, où l’art gothique reste à la mode jusqu’à une date avancée du XVIe siècle. Les ornements all’antica qui se diffusent rapidement dans l’architecture civile en Normandie, dans le Val de Loire puis en Ile de France sont longtemps absent du décor des églises.

 

 

 

 

 

 

Avec les nombreuses écoles italiennes de peinture (Venise, Florence, Sienne, Parme,…), les artistes étaient-ils poussés à toujours faire mieux ? S’inspiraient-ils entre eux malgré les rivalités (ex : Raphaël- Michel-Ange) ?

 

 

 

 

 

 

L’Italie est à la Renaissance un territoire fragmenté en une multitude d’entités politiques : seigneuries, cités états, etc. Chacun de ces territoires revendique une identité forte et très affirmée, si bien que l’on a parlé pour désigner la rivalité qui les anime de « campanilisme », du nom des campaniles, ces tours très élevées érigées dans les villes pour affirmer leur puissance. Cette rivalité se retrouve dans la création artistique. Ainsi, lorsque le Pape siennois Pie II décide de faire reconstruire son village natal, Corsignano, pour y créer une ville idéale de la Renaissance, Pienza, les ouvriers du chantier s’insurgent du choix de l‘architecte sélectionné car il s’agit d’un florentin, Bernardo Rosselino. Suite à l’arrivée de ce dernier, le chantier se passe très mal. Pie II raconte d’ailleurs dans ses mémoires que Rossellino était détesté des Siennois.

 

Pendant longtemps, chaque cité a cherché à promouvoir ses propres artistes. A Sienne, la plupart des grandes commandes commandes publiques sont passées à des artistes locaux. C’est par exemple une desduccio siena seules villes importantes en Italie au XIVe siècle où Giotto, n’a pas travaillé. La rivalité avec Florence est si forte qu’on ne peut imaginer passer une grande commande avec un artiste florentin. En revanche pour orner les autels du Duomo, les portes de la ville ou les salles du siège du gouvernement de Sienne, on fait appel à Duccio, Simone Martini, les frères Pietro et Ambrogio Lorenzetti ou Bartolomeo Bulgarini. Mais cela n’a pas pour autant nui aux échanges artistiques entre les différents centres : artistes et commanditaires se nourrissent fréquemment des expériences menées hors des murs de leurs villes.

 

Les voyages d’artistes étaient en effet fréquents. Lorsqu’un maître s’installe dans une nouvelle ville, pour les artistes locaux, il y a un avant et un après. Quand Giotto arrive à la cour de Robert d’Anjou à Naples, les artistes napolitains vont se nourrir de son art tout en l’interprétant. On peut comparer ce phénomène à l’art de la traduction, d’un dialecte vers un autre. Au XIVème siècle, en Italie, il y a une multitude de langues et de la même manière il existe de nombreux langages artistiques. Lorsque Giotto arrive dans une ville, il parle une autre langue, que des peintres locaux vont se charger de traduire afin d’enrichir la leur. Ce fut le cas à Naples, à Milan, à Rimini, à Bologne et dans bien d’autres villes !

Au XVe siècle, les voyages de Donatello dans de nombreuses villes d’Italie ont eu un impact comparable : à chaque passage dans une ville, l’artiste a révolutionné la sculpture.

Enfin, si les commanditaires pouvaient être en rivalités, les artistes, même de cités rivales, étaient parfois de bons amis. Certains s’échangeaient même leur carnet de dessins.

 

Les rivalités n’étaient pas seulement d’ordre géographique à la Renaissance et la forte personnalité de certains artistes a parfois attisé les ressentiments respectifs. Par exemple, en 1516, une commande est passée pour la cathédrale de Narbonne à deux artistes mis en concurrence : Raphaël d’une part et Sébastiano del Piombo de l’autre. Or, ce dernier va se faire aider par le son maître Michel Ange, le grand rival de Raphaël, afin que le premier n’emporte pas la commande. La compétition entre les deux artistes se fait ici par le biais d’élève interposé !

 

 

 

 

 

 « La nature ne produit rien que Giotto ne sache imiter jusqu’à l’illusion » écrit le poète Boccace dans le « Décaméron ». Y’a-t-il chez les artistes une volonté de retranscrire la nature mais avec une perspective plus humaine ?

 

 

 

 

 

 

Dès le XIVème siècle, émerge, on l’a vu, cette volonté de se rapprocher de la nature. Elle va très vite rejoindre les idéaux des humanistes, promoteurs de l’idéal de la Renaissance des lettres et des arts.

 

Le poète Boccace, par exemple voyage en Occident pour retrouver les plus beaux manuscrits à la recherche d’un Latin plus épuré. Les sculpteurs vont de leur côté s’inspirer des modèles antiques, qui sont peu à peu retrouvé lors des premières fouilles archéologiques. Quant aux architectes comme Brunelleschi ou Alberti, ils vont aller à Rome pour en étudier les vestiges et s’en inspirer.

 

Cependant pour les peintres, la question du retour à l’art antique est plus difficile. Il n’y a pas de vestiges de peintures antiques accessibles à cette époque. En revanche, les humanistes, en redécouvrant les ouvrages de Pline l’Ancien, sont fascinés par les descriptions de peintures et de mosaïques. Ils en déduisent que la peinture antique avait atteint un très haut degré de naturalisme, frôlant parfois l’illusionnisme. Ce le cas des célèbres raisins peints par Zeuxis que des oiseaux tentaient de picorer. Cette quête de l’art du trompe l’œil est portée par les humanistes et nourrit les recherches des peintres de la Renaissance. L’essor de la perspective peut se comprendre ne ce sens. On cherche à placer les personnages dans un espace vraisemblable pour donner l’illusion du réel.

 

Mais le naturalisme n’est pas le seul critère qui permet de comprendre la peinture des XIVe et XVe siècle. L’autre grand changement qui s’opère, c’est la valorisation de l’invention, de la nouveauté. A partir du début du XIVe siècle, chaque artiste va chercher à affirmer un langage particulier. Il y a une volonté d’innover. Les crucifixions peintes par Giotto sont ainsi toujours différentes. A chaque fois, il cherche à se renouveler. L’invention de l’artiste est un nouveau critère d’appréciation chez les commanditaires. Cette valorisation conduit parfois les artistes à s’interroger sur leurs propres capacités. Se sentant dans une impasse, plusieurs peintres florentins se réunissent à la fin du XIVe siècle à San Miniato al Monte afin de débattre à propos de la manière renouveler la peinture après la mort de Giotto. Beaucoup d’entre eux craignent de ne pouvoir dépasser le maître et de ne plus proposer la nouveauté pourtant si recherchée par les commanditaires.

 

 

  

Y’a-t-il progressivement un souhait des mécènes de posséder avant tout l’œuvre d’un maître plutôt que de commander un sujet précis ?

 

 

 

 

 

Dès le XIVème siècle, Pétrarque cherche à collectionner des œuvres d’artistes importants comme Giotto. Celui-ci est d’ailleurs reconnu rapidement comme un génie. Au XVème siècle, certains commanditaires vont déployer des moyens considérables afin d’acheter des œuvres de maîtres célèbres. De grands banquiers, marchands ou princes italiens vont vouloir posséder des œuvres flamandes comme celles de Jan Van Eyck, qui sont les plus estimées dans leurs collections.

 

Des poètes vont même écrire à la gloire des grands maîtres de la peinture. À Naples, Bartolomeo Facio compose un traité sur les grands hommes de son temps, et y dresse le portrait de certains peintres, comme Pisanello ou Van Eyck. Les artistes sont désormais placés au rang des hommes illustres comme les princes, philosophes et savants.

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BRUNE

Musée du Louvre :

https://www.louvre.fr/

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