Au lendemain du second conflit mondial, la guerre d’Indochine débute le 19 décembre 1946 par l’insurrection générale orchestrée par le parti communiste vietnamien de Hô Chi Minh contre le colonisateur français. Des centaines de milliers de soldats de l’Union française iront combattre là-bas en Extrême-Orient.
Conflit peu à peu oublié de nos mémoires, les anciens combattants se souviennent pourtant de ces années de guérrilla contre le Viet-Minh. Rencontre avec Michel Bassot, ancien combattant victime de la guerre d’Indochine.
Pourquoi avez-vous rejoint l’armée ?
Originaire de Bourgogne, ma famille s’est installée à Paris. Nous avons connu le Paris occupé et j’ai finalement dû quitter la capitale car mes parents, résistants, avaient été dénoncés et cela devenait trop dangereux pour moi, mes frères et mes soeurs de rester. On m’a caché dans une ferme dans l’Yonne. En 1947, alors que je vivais dans le 13ème arrondissement, je me suis mis à fréquenter une bande de blousons noirs à Villejuif. Mon père avait dit à ses quatre enfants : « Je vous ai donné un nom propre, ne le salissez pas ! ». Je me suis rendu compte qu’avec cette bande, j’allais trop loin et en plus je commençais à entrer dans le monde du travail. Mon père s’était engagé dans les sous-marins et deux sous-marins venaient de couler accidentellement. J’ai alors eu un coup de tête : je me suis engagé dans la marine. Je n’ai pourtant jamais mis les pieds dans un sous-marin. Je n’ai été qu’à bord de navires de débarquement. A l’époque, je ne pesais que 50 Kg. Au conseil de révision, au vu de mon poids, on m’a proposé les chars mais j’ai insisté pour rejoindre la marine.
En octobre 1952, j’ai rejoint le Centre de formation maritime de Pont-Réan en Ille-et-Vilaine. J’ai maudit cette ville toute ma vie. Le froid était glacial. Nous apprenions à canoter sur la Vilaine. Cette rivière porte très bien son nom. Lorsque l’officier nous mettait au garde-à-vous et nous parlait ; l’eau montait et mes mains étaient gelés. Lorsque nous mettions notre linge à sécher dehors, le lendemain matin, il n’était toujours pas sec et était raide.
Nous étions quelques parisiens mais il y avait surtout des Bretons qui avaient été marins- pêcheurs. A 18 ans, ils avaient déjà les mains déformés par le sel. Ils préféraient rejoindre la Royale que de continuer leur travail.
Comment avez-vous rejoint l’Indochine ?
J’étais assez indiscipliné et d’une certaine manière, nos chefs appréciaient cela. J’ai choisi le travail de mécanicien et j’ai été envoyé à Brest sur le Jean Bart pour suivre une formation accélérée. J’ai vu pour la première fois la mer. Nous ne pensions absolument pas à l’Indochine mais par rapport à votre classement, nous pouvions choisir nos affectations. Il y en avait deux pour les Antilles, trois pour Madagascar et quinze pour le navire Jules Verne. Le reste c’était pour l’Indochine. Un de mes camarades voulait aller là-bas malgré le refus de ses parents. Je l’ai poussé à y aller car moi je souhaitais rejoindre Madagascar. Il a finalement cédé à ses parents. 6ème, j’ai été affecté sur le Jules Verne.
J’ai eu une permission à Paris pour dire au revoir à ma famille. Je devais ensuite rejoindre Toulon avec un camarade. A notre arrivée, nous avons appris que notre navire était déjà parti et que nous devions rester à Toulon avant d’être réaffectés. Nous venions de toucher la prime (150 000 anciens francs)… Puis, avec une quarantaine de marins, j’ai été affecté à bord du SS Campana qui devait partir pour l’Indochine. Ancien navire italien, tout était dans un sale état. Lors de la traversée, nous avons presque commencé une grève de la faim tellement la nourriture était horrible.
Après plusieurs semaines, nous avons enfin rejoint Saïgon. Nous avons appris qu’au Cap Saint Jacques (Vũng Tàu), une dizaine de marins venait d’être égorgés. Cela nous a choqués. Lorsque nous avons traversé le fleuve pour rejoindre le Jules Verne à Haïphong, la tête d’un grand serpent a surgi de l’eau. Les gardiens l’ont supprimé avec une rafale de mitraillette. L’accueil était tout de même particulier.
A notre arrivée à Haïphong, nous apprenons que le Jules Verne était déjà parti au Japon… Par la suite, j’ai appris que dans tout le Nord du Vietnam, il n’y avait que de la Marine, de la Légion étrangère et un seul gendarme. Ce dernier venait nous voir à la fin du mois lorsque nous touchions la paye. Concernant les légionnaires, l’entente était extraordinaire. Ils étaient de la 13ème demi-brigade de Légion étrangère. Une grande majorité venait d’Allemagne et avait été soldats durant la Seconde Guerre mondiale. Depuis l’enfance, ils avaient été formés pour faire la guerre et ne savaient pas faire autre chose. Pour l’anecdote, j’ai failli devenir caporal-chef d’honneur du 13ème DBLE.
Comment était votre vie dans le Nord-Vietnam ?
Je m’occupais de l’entretien des navires de débarquement à Haïphong. Nous avions un commandement complètement givré. Certains de nos officiers étaient même interdits de séjour pendant 7 ans en France. Le climat du Nord-Vietnam n’est vraiment pas bon pour les occidentaux (rires) mais j’étais loin de la guerre.
Je travaillais au bureau-machines. Et lorsqu’il manquait une pièce à l’atelier, on me demandait d’aller la chercher chez « le Chinois ». Je suis parti avec la jeep du commandant et son chauffeur. A Haïphong, le quartier chinois était interdit aux militaires. Ils pouvaient ne pas en sortir vivants. Nous sommes allés là-bas en plein jour. J’avais déjà sympathisé avec le Chinois. Me disant qu’il n’avait pas encore la pièce, il me demande d’attendre le lendemain. Le Chinois me dit alors de faire partir le chauffeur alors que moi, il m’offrait le gîte et le couvert. J’avais ma propre chambre. Elle était même garnie…
Bien entendu, nous fréquentions les Vietnamiennes. J’ai retenu ce que m’avait dit l’une d’entre elles : « Toi, tu sais parler mauvais la bouche même chose cabinet ». Elles avaient un français très imagé…
Nous avions notre propre cuisinier. Il découpait la viande dans la cour mouches ou pas mouches. Des soldats américains ont été stationnés plusieurs semaines à notre base. Ils ont mangé nos plats et sont tombés tous malades. Les Américains ont été jusqu’à analyser nos excréments pour vérifier ce que nous mangions.
Dans notre atelier, les ouvriers étaient vietnamiens et nous nous comportions bien avec eux et nous avons bien fait… Nous devions tester les moteurs que nous réparions. Et un de nos ouvriers nous a un jour défendu de le faire en prétextant que l’appareil n’était pas prêt- qu’il fallait attendre le lendemain. Comme nous étions relayés, une autre équipe de deux devait alors le faire à notre place le lendemain. Ils ont allumé le moteur qui a explosé. Les deux ont été tués sur le coup. Ce n’est pas nous qui devions mourir mais eux deux…
Partout où je suis passé, j’ai toujours eu de la chance. J’étais toujours bien avec les gens que je rencontrais.
Entendiez-vous parler de désertions au sein de l’armée française ?
Oui mais cela restait confidentiel. C’était comme pour la torture, j’en ai entendu parler mais je n’ai rien vu. C’est après la guerre que cela a été révélé. Même chose lorsque j’étais en Algérie.
Vous étiez en contact avec la population civile française du Nord du Vietnam ?
Les civils ne voulaient pas nous fréquenter. Ils ne côtoyaient que les officiers. En 26 mois d’Indochine, je n’ai rencontré qu’une seule fois des Français : Un soir de Noël après les accords de Genève. Je n’ai eu que pour cadeau un briquet ce qui est honteux.
Les relations étaient plus simples avec les Vietnamiens. Nos ouvriers nous ont invités chez eux pour la fête du Têt [Nouvel an vietnamien]. Je peux même le dire : lorsque nous avons appris la fin des combats, le lendemain à Qi Cao. Nous avons bu avec les Viets [Vietminh]. Suite aux accords, notre mission était de transporter les soldats viets du Sud au Nord et du Nord au Sud. Nous étions 18 français à bord plus deux boys. Des chorales vêtues en bleu, blanc, rouge chantaient des chansons françaises en notre honneur. C’est là que j’ai obtenu ma plus belle médaille : J’ai trinqué dans un verre de Martini avec Hô Chi Minh. Il était venu accueillir ses troupes et nous avons fini par boire avec eux. Hô Chi Minh nous a dit : «Français, restez – Français, j’ai peur. J’ai besoin de cadres ». Il craignait les Chinois. Nous, mécaniciens, l’intéressait. J’ai même réfléchi si je devais rester ou non au Vietnam.
Vous avez rencontré des prisonniers de guerre ?
Oui il y avait les PIM (Prisonniers et Internés Militaires) qui vivaient dans des cabanes au fond de notre base. Certains avaient été capturés car ils avaient été trouvés dans une zone où ils ne devaient pas se trouver. J’imagine que certains d’entre eux étaient Viets.
C’était nous, mécaniciens, qui devions monter la garde la nuit. Nous étions armés d’une mitraillette Sten et de grenades. Pour monter dans le mirador, je déposais mon arme sur le côté et j’appelais deux PIMs pour qu’ils me fassent la courte échelle. En échange, je leur donnais deux cigarettes mais lorsque je grimpais je n’avais plus d’arme et pourtant tout s’est toujours bien passé. Parfois, dans la nuit, les PIM demandaient que je les éclaire car ils élevaient des cochons et chassaient les rats.
Vous avez connu des affrontements avec le Vietminh ?
Tout au Nord, un navire plus gros que le nôtre a débarqué des troupes ; et avec la marée, il s’est échoué au bord du fleuve. Les Viets ont profité pour l’attaquer mais comme il était échoué, il ne pouvait pas couler. Il y avait juste un trou béant sur le côté. Nous sommes allés à sa rencontre pour le réparer. Nous étions en plein territoire ennemi pendant 8 jours. Inconscients, on jouait beaucoup aux boules. Le trou du navire a été colmaté. Une centaine de PIM ont alors été envoyés pour creuser un chenal afin de ramener le navire jusqu’au lit du fleuve. Nous n’étions pas tendres avec eux car il fallait faire vite.
Un jour, nous sommes arrivés dans la zone de Nanning qui venait d’être bombardée au napalm par l’aviation française. J’ai trouvé un jeune vietnamien, grand et fort, allongé sur le dessus de notre péniche, accroché au mat et brûlé par le napalm. Il m’a fixé du regard et est mort juste après. J’ai vu dans ses yeux la colère contre nous, les Français. Il me disait : « Tu as vu que ce que m’as fait salaud ! ». A ce moment-là, j’ai compris que nous étions dans l’erreur.
Y avait-il des tensions avec les autres soldats ?
Comme je vous disais, je m’entendais très bien avec les gars de la Légion étrangère. Dès que j’avais du temps libre, j’étais avec la 13ème DBL où la fête était intense. Entre parenthèses, en Indochine, il y a eu plus de rapatriés sanitaires pour alcoolisme que pour blessures de guerre…
Il y avait aussi le Commando marine 66. Nous l’appelions le commando « casse-croûte » car il sortait uniquement quand il n’avait plus rien à manger. Les hommes revenaient ensuite avec des sacs du riz, du poulet et du cochon. Ils pillaient et tuaient probablement des civils pour cela. Nous ne pouvions pas les voir.
Dans un autre commando, les marins avaient fait 7 prisonniers. Ils étaient bien utiles car on retrouvait bien souvent sur eux nos ordres pour le lendemain… Arrivés à la base, les prisonniers ont été gardés par un marin. Ce dernier a tué les 7 pour rien. De retour, le commandant a dit en voyant les cadavres : « Foutez-moi ce type ailleurs, je ne veux plus le voir… ».
A Saïgon, au moment du retour en France, nous avons failli nous entretuer avec des hommes du bataillon qui avait fait la Guerre de Corée. Les soldats prétendaient qu’ils avaient connu la vraie guerre là-bas et que nous, nous étions juste des planqués.
Après les Accords de Genève(avril-juillet 1954), vous êtes resté pour la reconstruction du Vietnam puis ce fut le moment du départ pour la France…
Nous quittions par étapes l’Indochine. Lorsque nous descendions le drapeau français quelque part, les Viets montaient le leur. Doson était resté territoire français. Lors de notre départ, les Vietnamiennes nous lançaient : « Hey les petits français vous êtes partis trois fois. Vous reviendrez pour une quatrième ». Avec nos navires de débarquement, en longeant les côtes, nous avons atteint Saïgon. A bord du porte-avion Lafayette, nous avons mis 33 jours à revenir en France. Notre commandant était interdit de séjour et devait attendre le 14-Juillet pour pouvoir revenir.
En 1956, vous participez à la crise du Canal de Suez…
L’ambiance n’était plus du tout la même qu’en Indochine. J’étais à bord d’un autre navire de débarquement en carénage à Oran. Les ouvriers étaient algériens et l’un d’entre eux m’a invité chez lui pour dîner. Mais on nous a prévenus qu’il fallait partir à bord du navire La Rance tout de suite pour une destination inconnue. Nous avons atteint Alger pour faire embarquer des légionnaires, puis nous sommes partis pour Chypre pour nous rassembler. 24 heures plus tard, nous nous sommes dirigés vers Suez. C’était une image incroyable de voir tous ces navires français et britanniques. C’était comme au débarquement de Normandie. Le navire Jean Bart, à côté de notre navire, a tiré un coup de canon et a atteint un puits de pétrole à une dizaine de kilomètres de là. Le feu a jailli.
Les Égyptiens nous attendaient. Nasser avait dit : « Les petits soldats parfumés, je vous attends avec du DDT. » A notre arrivée, il y avait les mitrailleuses et des chaussures mais les soldats avaient fuit. Nous avons ramassé les cadavres. Il semble que les Egyptiens se soient vengés entre eux. Certains avaient les mâchoires défoncés pour arracher leurs dents en or.
Je suis resté 3 mois à Suez mais je n’ai pas le statut d’ancien combattant. Je suis un OPEX (Opérations extérieures) de 56.
Êtes-vous retourné en Indochine ?
Oui deux fois. Avec mon association, l’Association d’Anciens Combattants Victimes de la Guerre d’Indochine, nous avons crée avec d’autres vétérans étrangers un village de l’amitié au Vietnam, Van Canh près de Hanoï. Nous soignons des enfants victimes de la dioxine (traces de la guerre chimique des Américains). Pour les dix ans du voyage, j’ai visité le Nord.
Cette année, fin mars, c’était les 20 ans et comme j’étais le dernier fondateur du village encore vivant, je devais y aller. Je n’attendais que cela (rires). Il y avait les Américains, les Britanniques, les Allemands, les Australiens et les Japonais…
Pour en savoir plus sur les associations de M. Michel Bassot :
Le village de l’amitié Van Canh (Vietnam): http://www.villageamitie-vancanh.fr/
L’Association des Combattants Victimes de la Guerre d’Indochine
Photo de couverture : © Brieuc CUDENNEC