De par ses films grandioses et énigmatiques, de par sa personnalité réservée refusant presque toute interview ou même présence dans les avant-premières ou les remises de prix, Terrence Malick est un des réalisateurs qui fascine le plus son monde.

Chaque scène, chaque musique, chaque performance est profondément étudiée par ce metteur en scène américain avant la sortie de ses films. Avec son nouveau film sur les écrans en décembre prochain, « Une vie cachée » et son projet sur Jésus Christ, Terrence Malick n’a pas fini d’intriguer.

Entretien avec Damien Ziegler qui a publié le « Dictionnaire Terrence Malick ».

Pour quelles raisons avez-vous décidé de faire un dictionnaire pour parler de Terrence Malick ?

J’ai tout d’abord consacré ma thèse de doctorat à ce réalisateur (« L’eau dans l’œuvre de Terrence Malick »). Je ne souhaitais pas la publier telle quelle et préférais m’adresser au lectorat le plus large possible : un dictionnaire s’avère idéal pour embrasser tous les aspects d’une œuvre, et permet au lecteur de retrouver facilement tout type d’information.

Comment peut-on expliquer la grande attente avant la sortie de « La ligne rouge » (Terrence Malick sort un nouveau film au bout de 20 ans!) et cette fascination qui continue encore aujourd’hui?

Malick avait réalisé deux films avant « La Ligne rouge », « Badlands » et « Les Moissons du ciel ». Tous deux sont devenus « culte » pour des raisons différentes : « Badlands », une histoire romantique de hors la loi, avec sa violence, son serial killer. Tout cela était dans l’air du temps. Cet aspect avait fasciné Sean Penn, qui avait au final été déçu au moment de tourner avec Malick « The Tree of Life », ne retrouvant sans doute rien de ce qu’il s’imaginait être l’essence du cinéma de Malick, un cinéma d’écorché vif. « Les Moissons du ciel » a connu du succès pour une raison différente : c’est un tour de force esthétique, qui est dans l’œuvre de Malick ce qu’est « Barry Lyndon » dans celle de Kubrick. Faire un film pareil vous donnait quelque part directement un statut de « maître ». Pour ce qui est de la fascination qui perdure, elle semble moins liée aux derniers films de Malick, qui depuis Cannes passent désormais  inaperçus dans les festivals, qu’à la personnalité du réalisateur, qui se veut presque totalement inaccessible aux media et au public. C’est une manière paradoxale de se faire de la publicité.

Quelles sont les inspirations de Malick (Films, littérature, peinture,…) ?

Très diverses. Du roman américain le plus classique (Mark Twain) à la littérature russe (Tolstoï et Dostoïevski) en passant par la philosophie allemande. Malick a traduit Heidegger dans sa jeunesse et glissait encore récemment des phrases de Heidegger dans l’oreillette de l’actrice VERMEERCate Blanchett pour inspirer son jeu. La peinture occidentale le fascine manifestement avec de nombreux plans de ses films consacrés à une reproduction d’œuvres d’artistes comme Rembrandt, ou la visite d’un musée par un personnage. Le sens de la lumière de Vermeer est très présent dans « Les Moissons du ciel ». Citer les peintres américains comme Andrew Wyeth ou l’inévitable Hopper est plus problématique, car Malick essaie précisément d’aller au-delà de leur esthétique. Pour ce qui est du cinéma, il avait confié sa sensibilité pour la thématique de l’innocence en citant Totò, Chaplin, ou Roberto Benigni.

Retrouve-t-on une part du style de Terrence Malick dans « L’inspecteur Harry » ou s’agit-il surtout d’une simple commande de scénario?

L’intervention de Malick pour « L’Inspecteur Harry » en tant que scénariste relève surtout d’une occasion manquée. Le film définitif ne lui doit sans doute rien.

Que symbolise le couple Kit et Holly dans « La Balade sauvage »? [poésie, violence, lien avec la Nature]

Malick dirait sans doute l’innocence car ce sont des gens qui n’ont littéralement aucune idée de ce qu’ils font. Holly est littéralement à l’ouest, au point d’en être très inquiétante,  et Kit tue des gens comme le ferait un personnage de bande dessinée, comme si ça ne comptait pas vraiment. C’est cette folie douce qui explique l’aura des personnages, qui sont également représentatifs de la faillite de la société occidentale. Des indifférents qui ne savent pas qu’ils sont fous, un peu comme dans « Mais qui a tué Harry ? » d’Hitchcock.

BADLANDS

Le projet du film « Q » était-il trop ambitieux ?

Pour l’époque certainement, on ne pouvait pas tourner des films comme « 2001 : l’odyssée de l’espace » tous les ans. Mais avec « The Tree of Life » puis « Voyage of time » on peut considérer que Malick a enfin réalisé son projet « Q ». En réalisant des films d’auteur qui coûtent des millions de dollars, Malick a atteint son but comme peu de réalisateurs peuvent s’en prévaloir.

Quel est le rôle de la Nature dans « La ligne rouge »?

Le même que dans tous les films de Malick, une présence qui pousse les personnages à sortir d’eux-mêmes, à surmonter la banalité apparente de leur existence pour atteindre un certain sens de l’étonnement.

Les animaux sont-ils des métaphores dans les films de Terrence Malick ?

Les animaux fascinent sans doute Malick parce qu’ils renvoient à la nature dans toute sa beauté gratuite, même si celle-ci s’accompagne de violence. Que le monde se soit créé dans la violence exalte quelque part cette beauté qui en est le fruit. Les plans conclusifs de « La CROCODILE THIN RED LINELigne rouge », avec ses oiseaux multicolores, une plante, des hommes, invitent à lier tous les éléments de la nature entre eux, et en y intégrant l’homme. Les animaux omniprésents chez Malick  désignent un lien qu’il est possible de nouer avec la nature. Ils sont la preuve qu’une conscience n’est pas incompatible avec une union avec la nature. Ils sont une invitation. J’ai toujours associé le crocodile, ou l’alligator, de « La Ligne rouge », à un raccourci de la nature qui aime à se cacher. Il s’enfouit dans la vase, tout comme la nature se dérobe constamment à nous.

En quoi « Tree of life » et « A la merveille » sont les films les plus autobiographiques de Malick ?

On peut inclure « Knight of Cups ». D’abord, Malick dédie ces films à ses proches (voir les génériques de fin). Ils semblent remplis d’allusions à la vie de Malick, ses relations compliquées avec son père autoritaire, la perte de son frère guitariste, sa vie à Paris, la femme qu’il a rencontrée là-bas… C’était déjà le cas avant (l’inspiration des « Moissons du ciel » découle en partie des travaux dans les champs effectués par Malick dans sa jeunesse), mais avec ces films plus récents Malick semble avoir voulu se réconcilier avec son passé.

KNIGHTS

Le cosmos que l’on retrouve dans « Tree of life » ou encore dans « Voyage of Time : Au fil de la vie » est-il un personnage à part ?

Je ne pense pas. La nature n’est pas un personnage chez Malick. Elle se contente d’être là et de nous interroger, de nous perturber et de nous inciter à établir un lien, d’une manière ou d’une autre, avec elle. Si elle était un personnage, elle serait susceptible de s’exprimer, ou de se montrer indifférente. Or la nature ne s’exprimera jamais, pas plus qu’elle ne se montrera indifférente.

Comment la musique intègre les films de Terrence Malick ?

En vexant des compositeurs dont le travail sera largement coupé au montage, comme les acteurs d’ailleurs. Morricone n’était déjà pas très content que Malick utilise la musique de Camille Saint-Saëns à certains moments des « Moissons du ciel », avant de changer d’avis face au résultat. James Horner a très mal vécu que son travail pour « Le Nouveau monde » soit pour une large part laissé de côté, et s’est fendu de déclarations cinglantes dans la presse.

Malick est manifestement amateur de musique classique dont il remplit abondamment ses films. Souvent une musique versée dans l’émotion débordante, comme l’adagio du concerto pour piano K488 de Mozart dans « Le Nouveau monde », ou le Requiem de Berlioz dans « The Tree of Life ». La musique semble renvoyer à la dimension la plus sentimentale de la personnalité de Malick. Pour autant, il est capable de s’ouvrir à des expériences nouvelles, comme sa collaboration récurrente avec le compositeur Hanan Townshend l’a démontré.

TERRY

Quelle est la part que donne Malick à la spiritualité dans ses oeuvres ?

Il est de plus en plus évident que Malick est chrétien et cherche à l’exprimer dans ses films. Comme la nature, Dieu est un grand absent. La foi de Malick  se concilie par ailleurs aisément avec les faits bruts de la science. Il entend toujours capter une certaine forme de vérité objective dans ses innombrables images de nature. Mais la foi n’est pas un passeport pour entrer dans le territoire de Malick qui ouvre bien d’autres perspectives. Sans devoir citer Spinoza et son « Dieu c’est-à-dire la nature », nombre d’athées y trouveront certainement leur compte.

Pour en savoir plus : « Dictionnaire Malick » de Damien Ziegler – Editions Lettmotiv 2019 http://www.edition-lettmotif.com/produit/dictionnaire-terrence-malick/

DICO MALICK

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