Quelles étaient les places de la femme au sein de Rome et de son immense empire ? Partie intégrante de la société en tant que matrone, figure modèle du foyer, la femme étaient également reconnue comme indispensable aux plaisirs sexuels du citoyen. A chacun son rôle mais y’avait-il tout de même confusion des corps et mélange des genres ?
Les cris des prostituées n’étaient-ils pas comparés aux hurlements d’une louve, à la fois mère et animal symbole de la cité de Rome ?
Entretien avec Virginie Girod, historienne spécialiste de l’histoire des femmes et de la sexualité, chroniqueuse pour les magazines Lire et Historia.
Dans la société romaine, les femmes étaient-elles perçues comme multiples, avec deux corps : Celui de la mère, de la prêtresse et celui de l’amante, la prostituée (souvent esclave) ?
Exactement. A Rome, il y avait une dichotomie très prégnante entre deux types de femmes : d’un côté les matrones, des femmes dont le rôle social était d’assurer la reproduction des citoyens et d’un autre côté, les prostituées dont la fonction étaient de procurer des plaisirs récréatifs aux hommes.
Ces deux catégories de femmes étaient irréconciliables, antagonistes, sauf dans de très rares cas où elles peuvent s’entraider.
Ces distinctions montrent la stratégie patriarcale romaine. Les biens se transmettent de manière patrilinéaire. Les femmes ont juste un rôle : celui d’assurer la continuité des familles mais en aucun cas elles ne sont acceptées dans l’espace public et dans le milieu du pouvoir. Les prostituées étaient quant à elles en grande majorité des esclaves même si les femmes-esclaves n’étaient pas toutes réservées pour le plaisir sexuel de leur maître. Sénèque allait jusqu’à déconseiller ce genre de pratiques.
Les hommes pouvaient également rencontrer des prostituées payantes parfois affranchies. Les citoyennes romaines devenues prostituées étaient, quant à elles, déchues. Dans l’Antiquité romaine, toutes les personnes travaillant dans le milieu du spectacle (les comédiens, les gladiateurs…) étaient frappées de ce que l’on appelle l’infamie (la mauvaise réputation) qui était une sorte de souillure sociale. La prostitution faisait partie de la catégorie des spectacles. C’était de plus une souillure qu’on ne pouvait pas être réhabilitée. Une fois que l’on avait perdu sa situation de femme respectable, on ne pouvait pas revenir en arrière.
La prêtresse est un cas à part notamment la vestale. Cette dernière avait un statut unique à Rome : cette femme devait rester vierge. Elle avait un lien avec le divin et assure la pérennité de Rome. La vestale ne faisait pas partie de la dichotomie maman versus putain.
Il existe beaucoup de symboles ou de représentations sexuelles dans l’espace public à Rome. Cela ne heurtait pas la pudeur des femmes ?
Notre perception de la sexualité n’est pas la même que celle vécue durant l’Antiquité romaine. Notre imagination nous a fait croire à une Rome orgiaque avec des citoyens libertins. Le phallus que l’on retrouvait à l’entrée des foyers était un symbole prophylactique. Les parties génitales féminines ou masculines, lorsqu’elles sont représentées dans l’espace public, avaient pour but de susciter l’hilarité afin de chasser le mauvais œil. Les fameuses peintures des thermes suburbains de Pompéi avec des postures sexuelles complexes ne sont pas du tout des peintures érotiques. Dans les thermes, on se mettait physiquement à nu donc on était vulnérable face au mauvais œil. Le rire, l’éloignait.
Dans son Art d’aimer, Ovide traite de la séduction et de la vie quotidienne des femmes. Est-ce une œuvre bien renseignée ou reste-elle une lecture légère ?
C’est une œuvre très bien renseignée puisqu’Ovide se fait le miroir de ce qu’est la société romaine de son époque (fin du Ier siècle avant J.-C.- début du Ier siècle après J.-C.). Il décrit le quotidien d’une part des élites qui ont accès à des courtisanes de luxe mais aussi aux citoyens de classe moyenne. Ovide prévient que les femmes mariées ne devront pas lire son œuvre. Cela ne les concernerait pas. Or lorsqu’il consacre plusieurs paragraphes aux stratagèmes utilisés pour tromper les esclaves de garde pour que le mari ne soit pas mis au courant de votre infidélité, Ovide s’adresse aux femmes mariées.
Le poète s’adresse à tous les hommes et les femmes qui souhaitent avoir une vie sexuelle dense et c’est la magie de L’Art d’aimer.
Ovide a dédié son troisième livre aux femmes même si pour lui, elles ont besoin de moins de conseils puisqu’elles sont plus expertes dans le domaine amoureux que les hommes. Cependant, Ovide relève qu’une femme mariée est moins désirable qu’une courtisane ; le plaisir réside dans la conquête comme à la guerre. La femme peut se refuser et l’enjeu devient par conséquent plus fort. Ovide écrit qu’il ne conçoit pas d’avoir des relations sexuelles avec une femme « qui pense à son tricot ». Il parle ici de la matrone.
L’art d’aimer est un ouvrage qui fut mal perçu notamment par l’Empereur Auguste qui souhaitait restaurer les bonnes mœurs et Ovide a été exilé officiellement à cause de ce livre, officieusement il est exilé pour avoir eu recours à notamment des pratiques divinatoires qui étaient interdites à Rome…
Les femmes esclaves pouvaient avoir diverses origines : germaniques, gauloises, moyen-orientales, africaines. Etaient-elles recherchées par les Romains et les Grecs pour leur exotisme ?
« L’approvisionnement » en esclaves se faisait de trois manières : par les conquêtes militaires qui permettaient d’emprisonner des femmes venant des quatre coins de la Méditerranée jusqu’en Germanie ; la piraterie ; ou encore la reproduction au sein de la maison. Sous le Principat d’Auguste, au bout de cinq enfants, une esclave gagnait son affranchissement d’office.
Concernant les esclaves sexuels, je pense qu’il y avait une question de mode et d’exotisme. D’ailleurs, comme dans les bordels du XIXème siècle de Paris où il y avait par exemple la femme africaine plantureuse symbole de l’étendue de la colonisation française, on retrouvait la même chose dans les bordels romains. Nous le savons grâce à Pompéi où a été découverte la taverne d’Asellina. A l’intérieur, il y a des graffiti qui évoquent les serveuses-prostituées telles que la Juive, la phénicienne et la pompéienne. C’est un véritable panorama des types de femmes de l’Empire.
Agrippine la jeune était-elle perçue comme l’antithèse de sa mère, Agrippine l’aînée ?
Agrippine l’aînée était décrite comme la matrone parfaite. C’était la femme parfaite dans le sens où elle est absolument vertueuse avec un mariage extrêmement fécond.
Agrippine fut même montrée en exemple par Auguste lors de grands événements. D’un autre côté, cette ultra-perfection était assortie d’une très haute conscience de son aristocratie. Tacite dénonçait le fait qu’Agrippine s’autorisait à diriger des hommes lorsque son mari, Germanicus, était parti dans la région du Rhin afin d’arrêter des raids germains. Agrippine était seule au camp et une rumeur circulait selon laquelle Germanicus avait été tué au combat. Les soldats du camp se disaient qu’il fallait détruire le pont afin de se protéger des Germains. Agrippine, enceinte d’Agrippine la Jeune et doutant de la mort de son mari, est intervenue pour recadrer les troupes. Une femme seule a arrêté une sédition. Tout cela a rendu fou de rage l’empereur Tibère.
Tacite disait qu’en abandonnant les vices des femmes, elle avait pris les qualités des hommes mais c’était trop. Agrippine l’Aînée avait menacé les hommes dans leur virilité. D’une certaine manière, elle était trop parfaite.
Agrippine la jeune a-t-elle été utilisée dans la propagande antinéronienne ? Un monstre ne pouvait être le fruit que d’un esprit malade.
Contrairement à sa mère, Agrippine l’Aînée, Agrippine la Jeune est un autre personnage. Elle a souhaité être mère d’empereur afin d’être protégée de sa famille toxique. Toutes ses stratégies vont la pousser au crime mais elle sera surtout critiquée en raison du comportement de Néron. Il était reproché à Agrippine d’avoir mis de côté la philosophie de l’éducation de son fils. Ce qui est faux puisque Sénèque, grand philosophe, était le précepteur de Néron.
On raconte qu’elle aurait eu des relations incestueuses avec son fils ce qui est également faux. Cela ne correspond pas à la psychologie de cette femme trop froide et castratrice.
Ces rumeurs avaient pour but de justifier le comportement délétère du fils.
Les rumeurs sur les supposées infidélités d’Agrippine la jeune ou de Faustine la jeune, épouse de l’empereur de Marc Aurèle, étaient-elles acceptées ou au contraire rejetées par la société romaine ?
Il a été reproché à Agrippine d’avoir eu de nombreux amants qui lui auraient servis de marchepied vers le pouvoir. Il convient d’écouter ces rumeurs avec circonspection. Celles-ci avaient pour but de prouver qu’une femme incapable de réfréner ses désirs n’était pas respectable. Cela dit, elle a peut-être eu pour amant l’affranchi Pallas, ancien conseiller de Claude.
Le cas de Faustine la jeune est différent. Il a fallu justifier le fait que Commode soit l’antithèse de Marc Aurèle, un si bon empereur et philosophe stoïcien. On raconte dans L’Histoire Auguste que Faustine amoureuse d’un gladiateur mais ne souhaitant pas que ses sentiments soient révélés, Faustine aurait cependant tout avoué à son mari. Marc Aurèle serait alors allé consulter des mages. Ces derniers auraient préconisé d’assassiner le gladiateur. Faustine devait prendre ensuite un bain de siège dans le sang du mort puis faire l’amour avec Marc Aurèle, son mari. C’est ainsi qu’est né Commode, « plus gladiateur qu’empereur ».
Cette rumeur est bien entendu totalement fausse. A Rome, on pense que la reproduction passe par le sang et le sperme. En prenant un bain de siège, Faustine a fait rentrer le sang du gladiateur à l’intérieur de sa matrice. Le sperme de Marc Aurèle s’est ensuite mélangé avec le sang.
Commode aurait été un enfant conçu à trois dans l’esprit des Romains.
Pour quelles raisons Théodora fut perçue comme une érotomane ?
Tout cela vient de Procope de Césarée. Il s’agit d’un juriste de formation, membre d’une grande famille de Beyrouth, proche des grands généraux. Procope détestait l’idée qu’une femme issue des bas-fonds puisse commander l’Empire et surtout qu’une proche de Théodora, Antonina, puisse dominer son époux, le général Bélisaire, à qui Procope vouait une véritable dévotion.
A partir de là, Procope va reprendre ce que l’on sait de la jeunesse de Théodora : Fille d’un dresseur d’ours, elle s’est prostituée. C’était de notoriété publique mais Procope va alimenter les rumeurs. Ce dernier va lui fabriquer une image de femme hypersexuelle notamment en racontant que non-pubère, Théodora allait dans les bordels pour être « prise » comme un garçon. Procope ne pouvait concevoir qu’une fille non-pubère puisse utiliser son vagin. Théodora aurait même eu des relations sexuelles avec les esclaves des gens qui l’invitaient à dîner après avoir épuiser les maîtres. Procope veut faire d’elle une femme à la libido insatiable et donc dangereuse.
L’idée était de détruire la réputation de Théodora. Mais en même temps Procope ne pouvait prétendre qu’elle trompait son mari. Il n’y avait aucune rumeur à ce sujet ce qui prouve que Théodora n’était pas une femme aux mœurs légères et n’avait pas une libido incontrôlable mais avait utilisé la sexualité comme outil pour s’élever socialement.
A Rome, les rumeurs et calomnies sont-elles différentes si on est une femme ou un homme ?
Toutes les rumeurs les plus destructrices avaient pour origine la sexualité. La différence majeure c’était que lorsqu’on veut s’attaquer à un homme, on dénonçait son comportement féminin c’est-à-dire une homosexualité passive. Jules César a été accusé d’avoir eu des relations avec le roi de Bithynie et, à son retour à Rome, on le surnommait même la reine de Bithynie afin de le décrédibiliser politiquement.
Tibère fut, quant à lui, accusé d’impuissance. Si l’empereur ne peut avoir d’érection, comment peut-il diriger un empire ? L’impuissance physique renvoie à l’impuissance politique.
Pour les hommes comme pour les femmes, la sexualité dépravée était condamnée. Sénèque évoque un certain Hostius Quadra qui aurait installé dans sa chambre des miroirs afin de se regarder en train de faire l’amour. Ainsi, il se souillait les yeux.
C’est la même chose pour les femmes : Martial a écrit à une certaine Lesbie qu’il ne la condamnait pas de se faire besogner mais qu’elle aurait dû au moins fermer la porte. L’exhibition n’était pas une perversion tolérable.
On prêtait aux femmes un nombre incroyable d’amants et de pratiques sexuelles dignes des putains. C’est le cas pour Messaline. Certes ce n’était pas une sainte, certes elle était peu stratège sur le plan politique mais elle n’était ni prostituée ni ne faisait de concours de coucherie avec une prostituée.
Les accusations d’inceste restaient également très efficaces pour détruire la réputation des femmes comme des hommes. Aux yeux des Romains, c’était une très grave accusation. Caligula et ses sœurs ont été accusés d’avoir eu des relations sexuelles ensemble. Il faut tout de même reconnaître que Caligula avait un lien particulier avec sa petite sœur Drusilla mais il s’agissait d’une reproduction de mœurs égyptiennes des pharaons.
La vision de la femme romaine a-t-elle été bouleversée par la diffusion du Christianisme ?
Le Christianisme va changer la sexualité de l’homme. L’homme Romain exprimait sa virilité dans la sexualité. Pour les Chrétiens, la sexualité était une honte. Sénèque avait déjà mis en garde les hommes de ne pas tromper leur épouse. Cependant, il ne s’agissait pas d’une notion morale mais plutôt de la perception du bien être du couple.
Pour le Christianisme, le sexe était une souillure qui éloignait de la spiritualité. La jouissance ne pouvait se trouver que dans la spiritualité. Le Christianisme va interdire l’adultère pour les hommes ce qui les ramènent à égalité avec les femmes sur ce point. Certaines des premières communautés chrétiennes ont prôné l’abstinence totale pour tous. L’Eglise a rapidement détruit ses hérésies. Dans le but de diffuser le Christianisme, il fallait se « multiplier » et par conséquent agrandir la communauté. Le sexe ne devait avoir pour but que la procréation. Il n’est plus recherche de plaisir.
Le proxénétisme sera également condamné. Théodora en devenant impératrice va s’attaquer au sujet et sortir contre leur gré des femmes de la prostitution.
© Photo de Jérôme Verdier
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