A la fois animaux qui fascinent et métaphores du danger, l’ours et le loup ne finissent pas de faire débat notamment en France. On crie au loup en Bretagne, des éleveurs et des chasseurs s’organisent dans les Pyrénées afin de perturber le lâcher de deux ourses slovènes,… Quelle place pour l’animal au sein de notre société ? Verra-t-on une paix entre nous et le sauvage ?
Professeur en classes préparatoires aux grandes écoles (Lycée Camille Guérin) et chercheur associé au Laboratoire Ruralités de l’Université de Poitiers, Farid Benhammou répond à nos questions d’actualités.
La présence de l’ours et du loup en France est aujourd’hui extrêmement réduite et pourtant l’animal suscite toujours beaucoup d’hostilités. Selon vous, qu’est-ce qui pourrait apaiser le débat?
Attention, les alertes de loup en Bretagne n’ont aucun fondement, un auto-expert a réussi à se faire interviewer avec conviction par des journalistes crédules qui ont relayé l’info à toute la Bretagne. Aucun fondement sérieux et scientifique même si potentiellement la Bretagne pourrait être prochainement colonisée.
La présence du loup n’est pas si réduite que cela et va encore probablement s’étendre. L’espèce est officiellement présente dans les Alpes, dans le Sud du Massif central, l’est des Pyrénées et une partie Est de la France. Pour l’ours, en effet, l’emprise est réduite puisque cela ne concerne que les Pyrénées avec une cinquantaine d’animaux contre plus de 400 loups estimés (430 selon l’ONCFS en 2018).
Pour le loup, l’apaisement devrait reposer sur l’anticipation et un accompagnement fin des contraintes que pose l’espèce aux activités d’élevage. Il y a de gros besoins en recherche à la fois sur les techniques de protection et sur le plan social et politique. Il faut aussi identifier des acteurs pragmatiques, pas « pro-loups », mais qui sont prêts à travailler pour limiter la gène 
posée par le loup. La coexistence peut passer par des tirs non mortels, et non systématiquement létaux et à l’aveugle comme le fait l’État sous la pression d’élus et de syndicats agricoles. A ce niveau là par exemple, de gros besoins de recherches existent.
Car la solution ne réside pas dans une élimination, qui, comme on le voit est non seulement peu efficace à moyen et long terme, mais en plus met l’État dans une situation où le tir mortel de loup est pérennisé. Etrange pour une instance censée aussi protéger l’animal à long terme.
Pour l’ours, il faudrait faire de même, les tirs mortels en moins vu les faibles effectifs, et valoriser les acteurs pragmatiques, donner une parole constructive y compris aux voix réticentes à l’ours . Mais cela doit se faire de manière cohérente afin de ne pas arriver à un dispositif stérile. Les voix favorables à l’ours sont souvent majoritaires, sauf exception, mais elles sont structurellement moins audibles.
L’ours avait presque disparu de la quasi-totalité du continent européen vers les années 1930. Dans quel(s) pays, sa coexistence avec son milieu et les hommes se passe relativement bien?
C’est toujours délicat car c’est la mémoire écologique et celle de la cohabitation qui comptent. On ne doit pas raisonner en pays mais en territoires locaux ou régionaux. Dans les territoires où l’ours (ou même le loup) est toujours présent, la cohabitation semble durable, mais partout où l’on oublie la présence d’un prédateur, c’est là que les conflits sont les plus virulents. Et puis, il y a les changements de pratiques agricoles. Dès que le gardiennage diminue, les conflits et tensions augmentent. En Espagne, dans les Monts cantabriques où l’ours s’est maintenu et développé, l’image du plantigrade est valorisé dans les productions économiques locales (boissons, miels, viandes…) comme dans les Abruzzes en Italie. La cohabitation est complexe dans plusieurs pays d’Europe centrales et orientales où la coexistence repose aussi sur la chasse contrôlée des ours. Mais dans certains pays réputés « Bear friendly » comme la Roumanie ou la Slovénie, des problèmes et conflits entre acteurs peuvent survenir. En Roumanie, pays réputé pour ses ours vivant dans les faubourgs de certaines villes, la déforestation illégale et la destruction des milieux liées à une libéralisation mêlée de corruption dans l’exploitation des ressources naturelles a entraîné un surcroit de conflits entre ours et humains avec même des accidents sur les personnes, choses inconnues il y a quelques années. En Slovénie où les chasseurs « gèrent » la population d’ours, il y a des tensions car des personnalités politiques ont encouragé le développement de l’élevage dans des zones à ours très sauvages. Résultats, certains demandent plus d’éliminations d’ours et cela ne vient pas forcément des chasseurs.
Quel est le statut juridique de l’ours?
En France et dans les pays de l’Union européenne, la protection de l’ours brun relève de la Convention de Berne et de la directive Habitats de 1992 même si les législations nationales protègent aussi les ours depuis les années 1970 et 1980. Selon cette directive, la protection de l’espèce est stricte mais peut connaître des dérogations permettant des tirs d’élimination pour des raisons de sécurité ou de dommages économiques trop importants. Cette protection est sujette à interprétation. En France, elle est stricte mais dans les pays d’Europe centrale et orientale entrés dans l’UE depuis 2004 où la chasse à l’ours était courante, les dérogations sont plus fréquentes avec même des quotas de tirs annuels.
Peut-on imaginer l’ours vivre sereinement hors des Pyrénées ou c’est la seule région française la plus adaptée ?
L’ours n’est pas un animal montagnard (ou pyrénéen), il l’est devenu car chassé des plaines. Il faut cependant des espaces de tranquillité pour la reproduction et l’alimentation, celle-ci étant stratégique dans la mesure où l’animal hiverne et doit se constituer d’importantes réserves de graisse. L’ours est moins plastique écologiquement que le loup. Cependant, dans des espaces reforestés du Massif central et dans certaines grandes forêts, l’ours pourrait probablement retrouver sa place, d’autant qu’il sait se faire très discret même à proximité des activités humaines. Mais pour que le plantigrade arrive à ces espaces, cela me paraît un peu compliqué car ils sont loin des Pyrénées, la démographie et les dynamiques de colonisation sont bien moins dynamiques que celles du loup. Quant à des réintroductions, pourquoi pas, mais les tensions potentielles liées au loup conquérant, risquent de verrouiller les territoires.
La multiplication des chiens de protection pour protéger les troupeaux donne-t-elle des résultats concluants selon vous?
Dans l’ensemble, dans les Pyrénées, les résultats semblent concluants dans la mesure où jusqu’à 2017, les dégâts d’ours ont été stables (moins de 200 brebis par an) alors que les effectifs sont passés de quelques individus à plus d’une quarante. Dans les Pyrénées, contrairement aux Alpes pour le loup, il y a un suivi technique assez homogène dans le massif ce qui permet de limiter les problèmes de comportements de chiens (agressivité envers le troupeau ou les promeneurs) et d’optimiser la protection. Ce suivi de qualité est assuré par une association d’intérêt public, la Pastorale pyrénéenne qui fait un énorme travail de terrain auprès des éleveurs. Les chiens de protection ne sont pas sans poser certains problèmes car il peut y avoir des interférences avec les autres usagers de la montagne (promeneurs, chasseurs). C’est davantage le cas dans les Alpes que dans les Pyrénées, car il y a moins de suivi de l’installation de ces chiens particuliers dans le massif alpin. Des travaux intéressants d’optimisation sont en cours, je pense notamment à Jean-Marc Landry[1] et Camille Fraissard[2].
[1]https://www.ipra-landry.com/
[2]https://www.linkedin.com/in/camille-fraissard-32080468/?originalSubdomain=fr
Comment l’ours perçoit l’homme?
L’ours perçoit plutôt l’homme comme une menace dans les zones où les deux espèces cohabitent, c’est-à-dire quasiment dans tout l’hémisphère nord. En 2014, une équipe de chercheur a doté une ourse en Slovénie d’une caméra vidéo pour « voir » à travers ses yeux. L’expérience a apporté plusieurs connaissances éthologiques intéressantes. Lors d’un extrait,
on voit l’ourse surnommée « Tolosa » regarder en direction d’une cabane d’où sort de la fumée par la cheminée, s’arrêter nette puis on comprend que l’ours fuit en courant à toute vitesse. Il ne faut pas être devin pour comprendre que cette présence humaine est associée à une crainte. De même, dans un autre extrait, on comprend les multiples précautions qu’elle prend avant de traverser une route. L’ours va passer le plus clair de son temps à ne pas se faire voir des humains. Les problèmes surviennent rarement mais le plus souvent avec des femelles accompagnées par des petits qui la rendent moins mobiles. C’est dans ces contextes que l’ours peut s’avérer agressif et, malgré cela, c’est le plus souvent des attaques d’intimidation qui ne vont pas jusqu’à la morsure.
Qu’éprouve-t-on lors de la rencontre de tels animaux dans leur milieu naturel?
Evidemment, la rareté et les aspects écologiques et culturels véhiculés par l’animal rendent la rencontre magique.
J’ai eu la chance d’en voir grâce au documentariste Rémy Marion[1] avec qui j’ai pu observer de magnifiques ours bruns en Finlande au sortir de l’hivernation. Les observations ont pu se faire en affût où après plusieurs heures passées face à un paysage fait de désolation de la taïga, on entre dans un état semi-extatique à scruter le moindre détail de l’espace tout en tentant d’embrasser l’ensemble du panorama. Toute apparition de l’animal est toujours surprenante et il faut pouvoir profiter de ces moments exceptionnels. Cependant et heureusement, des observations peuvent durer dans ce contexte où les animaux viennent se nourrir. Les rencontres fortuites de l’animal doivent faire encore plus d’effets, mais ça ne m’est jamais arrivé.
[1]Il est co-auteur avec F. Benhammou d’une Géopolitique de l’ours polaire, Editions Hesse, 2015.
Pour en savoir plus :
Farid Benhammou, Vivre avec l’ours, Editions Hesse, 2005 (contacter l’auteur fbenhammou2002@yahoo.fr pour se le procurer)
Farid Benhammou et Jean-Pierre Raffin, « L’ours brun en Europe », Encyclopédie Universalis, 2018
Rémy Marion, L’ours, l’autre de l’homme, Actes Sud, 2018
Le 40e colloque de la société française pour l’étude et la protection des mammifères aura lieu à Caen du 19 au 21 Octobre 2018. Il sera notamment question de l’ours et du loup :
Début novembre, un numéro spécial du Courrier de la nature sur les ours sortira.
