Les gueules cassées sont encore aujourd’hui une des visions les plus marquantes de la Première Guerre mondiale. Blessés, défigurés mais toujours en vie, ces anciens combattants ont affiché les stigmates de l’horreur de la guerre de la Guerre de Sécession jusqu’à nos jours. Maître de conférences à l’université de Picardie-Jules-Verne, Sophie Delaporte nous éclaire sur la vie des gueules cassées.

 

 

 

La vision des gueules cassées de la Guerre de Sécession jusqu’à nos jours a-t-elle été une image choc qui a pu déstabiliser l’opinion publique sur le soutien de la guerre elle-même ?

 

 

 

C’est très difficile de répondre pour la guerre civile américaine car nous ne disposons pas d’éléments portant sur l’impact des photographies ou gravures de blessés de la face sur la 1f325632b9871b206b98156ca3453af3population. Tout ce qu’il est permis de dire c’est que ce conflit est apparu très tôt très meurtrier et que la population, qui s’était arrêtée en masse sur les images de morts sur le champ de bataille, s’est lassée de la monstration de cette violence. Dans le cas des défigurés de la Grande Guerre, en France, il est certain qu’ils ont profondément marqué la société, par leur nombre et par l’ampleur de leur mutilation. Ils ont constitué l’emblème de la violence de guerre infligée aux corps, atteints dans le lieu le plus humain de l’homme. Ils ont suscité bien des réactions chez l’autre, allant de la pitié au dégoût.

 

Dans le film d’Abel Gance, J’accuse, dans sa version sonore, en 1938, on trouve la présence de véritables défigurés de la guerre. Le message est nettement contre la guerre à venir et les gueules cassées s’érigent en victimes de l’horreur de la guerre passée. Je me souviens d’un numéro du Time présentant en couverture le profil d’un défiguré britannique de guerre, à la fin des années 1990, insistant sur l’impact de la guerre, celle en ex-Yougoslavie. Mais les anglo-saxons sont moins réticents que les Français à montrer les dégâts faits aux corps dans les conflits, cela ne recouvre pas forcément une volonté de dénoncer la guerre mais plus simplement de montrer une réalité de la guerre. La guerre n’est pas qu’une décision politique, c’est aussi des hommes qui la font.

 

 

 

 

Le progrès de la chirurgie réparatrice s’est-il accompagné d’une attention plus importante de la psychologie afin d’accompagner le deuil du visage d’autrefois ? (interdiction du miroir dans les chambres pendant la Grande Guerre)  

 

 

 

 

On envisage trop souvent la prise en charge médicale à travers le prisme du ‘progrès’. Or, il convient d’élargir l’approche car la reconstruction des visages détruits par la guerre ne se limite pas à une performance technique. Et si l’on y regarde de près, on s’aperçoit que ces « progrès » sont très limités au moins du point de vue des techniques chirurgicales. Dans le cas de la Grande Guerre, les chirurgiens qui étaient le plus souvent des chirurgiens généralistes – c’est-à-dire formés à l’ensemble des techniques opératoires quelque soit la partie du corps concernée – ou des chirurgiens ORL – une spécialité toute récente, de la fin du XIXe – se sont appliqués à adapter leurs techniques à la réparation du visage. Cela vaut notamment pour les greffes osseuses (cartilagineuses, ostéo-périostiques) et pour les greffes de la peau (greffe italienne, indienne, française…). Ils ont étendu les techniques déjà connues à la face. Il n’y a pas eu de véritables innovations dans le cas français, si ce n’est tardivement, la greffe dite Dufourmentel du lambeau bi-pédiculé dans la reconstruction des perte de substance cutanée. La véritable innovation relève de la greffe élaborée par le chirurgien britannique Harold D. Gillies de greffe dite « tubulée » qu’il a décrite après la guerre et qui ne s’est diffusée qu’au cours de la Seconde Guerre mondiale en France.

 

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En fait, c’est moins dans les techniques de reconstruction qu’il faut y voir un « progrès » que dans les modalités de prise en charge des blessés de la face. En effet, les chirurgiens ont insisté sur la nécessité d’une prise en charge précoce de ces blessés afin d’éviter les complications telles que les cicatrices vicieuses, les pseudarthroses (consolidation en mauvaise position des fractures du squelette facial) et des constrictions des mâchoires qui rendaient le travail de reconstruction proprement dit beaucoup plus compliqué et les résultats beaucoup plus aléatoires. Mais dans les guerres et les conflits, ce sont les conditions des combats qui dictent aux soignants les conditions de la prise en charge. La guerre civile américaine et les deux conflagrations mondiales n’ont pas autorisé une prise en charge précoce et une attention plus marquée à l’égard des blessés de la face. Le très grand nombre de blessés à secourir et la gravité des atteintes ont entravé pour une large part la précocité de la prise en charge. Il faut attendre les conflits du Second XXe, en particulier la guerre d’Indochine puis du Vietnam, l’Algérie et les conflits actuels en Irak et en Afghanistan pour autoriser les soignants à une prise en charge rapide et aussi plus spécialisée en fonction de l’atteinte. Dans le cas des blessés d’Irak et d’Afghanistan par exemple, le plus petit nombre de blessés rend les conditions d’évacuation beaucoup plus rapide et au plus près des combats, l’attendent des équipes de spécialistes en réanimation, en chirurgie maxillofaciale, en chirurgie des membres…. Des conditions de prise en charge impensable et impossible à mettre en œuvre pendant les deux conflits mondiaux.

 

Les conditions plus favorables de prise en charge ont contribué à améliorer de manière très spectaculaire la reconstruction et par-là, l’apparence des blessés de la face de guerre. L’état de la reconstruction préside à la modification ou non des relations du blessé/mutilé à autrui mais pas toujours. L’intérêt des soignants pour l’impact psychologique des défigurés de guerre parait assez récent, même si les chirurgiens notent évidemment toutes les difficultés qu’ils auront à renouer les liens avec l’autre. Les premiers travaux sur la question relèvent de la guerre américaine du Vietnam mais dans l’ensemble, on ne compte que très peu de contributions.

 

Dans le processus d’acceptation de son nouveau visage, il y a d’abord la découverte, dans le cas des gueules cassées de la Grande Guerre, de l’apparence de ceux qui l’entoure. Ces derniers étaient soignés dans d’immenses salles communes et celui qui entrait dans l’un des centres mis en place, voyaient d’abord l’état des autres, avant de découvrir son propre visage. Vous faites référence dans votre question à l’interdiction de miroir. Celle-ci n’est mentionnée que dans le témoignage d’Henriette Rémi (pseudonyme), qui était infirmière dans un hôpital pour blessés de la face en Allemagne. Dans aucun des rapports consultés en France pour la période, je n’ai trouvé mention d’une interdiction de la sorte. Et il très facile de se voir dans le reflet d’une vitre. La relation au personnel soignant – chirurgien et infirmière – est très important également, il permet d’aborder la relation à l’autre intime puis d’aider à la confrontation à l’autre anonyme.

 

 

 

Une délégation de cinq gueules cassées a assisté à la signature du traité de paix qui met fin à la Grande Guerre. Etait-ce un hommage ou le fait de choquer les signataires ?

 

 

 

C’est à l’initiative du Président du Conseil Georges Clemenceau qu’une délégation de défigurés de la guerre a été mise en place. Mais se trouvaient d’autres mutilés de guerre dans la délégation française invitée à Versailles notamment des amputés et des aveugles. Mais les journalistes n’ont retenu que les gueules cassées en particulier pour le caractère inédit et spectaculaire de leurs blessures. C’était à la fois un hommage à leur héroïsme et à leur courage mais aussi une volonté de culpabiliser l’Allemagne, comme si en Allemagne, ne se trouvaient pas non plus de blessés de la face !

 

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Un grand nombre de blessés sont devenus solidaires entre eux. Y’avait-il tout de même des groupes différents qui se formaient entre eux ?

 

 

 

Dans le cas de gueules cassées de 1914-1918, une solidarité voire une fraternité est née dans les centres spécialisés dans la reconstruction de la face. La durée très longue d’hospitalisation et les salles communes ont favorisé la solidarité entre gueules cassées. Elle se retrouve après la guerre à travers l’association mise en place dès 1921 par d’anciens blessés du Val-de-Grâce. Cette génération a accueilli de nouvelles gueules cassées de la Seconde Guerre mondiale, des guerres d’Indochine et d’Algérie, du Liban jusqu’à aujourd’hui. Ceux de 14 ont constitué une génération à part par leur très grand nombre et ils ont été majoritaires jusqu’au milieu des années 1970. Ils ont mis en place une structure capable d’accueillir les plus défigurés de manière permanente et de manière temporaire, au sortir d’une hospitalisation par exemple, tous les autres. Ils les ont aidés financièrement et moralement à dépasser l’épreuve de la défiguration. Ceux des générations suivantes se sont appliqués à prolonger cet idéal de fraternité.

 

 

 

Durant les années suivant la Grande Guerre, la vision de visages abîmés/réparés dans l’espace public est-elle devenue acceptable pour les sociétés européennes ? Comment s’est développée la solidarité envers les gueules cassées ?

 

 

 

On peut dire que les défigurés de la Grande Guerre, par leur nombre, ont imposé leur visage mutilé dans le paysage de l’après-guerre. Les gueules cassées ont bénéficié de Jugon loteriesoutiens financiers importants par le biais de legs ou de dons et par l’accord passé avec la loterie nationale à la fin des années 1920, le fameux 1/10e de la loterie. Ces différentes sources financières ont permis aux gueules cassées d’acquérir des maisons-refuges à Moussy-le-Vieux et au Coudon, dans le Var et aussi un immeuble abritant le siège de l’association dans les années 1920-1930.  Ces bâtiments se sont érigés en lieux de sociabilité entre les défigurés de guerre jusqu’à aujourd’hui.

 

 

 

Le rejet de la famille (le cas du soldat Lazé) ou de l’épouse est-il commun pour beaucoup de ces gueules cassées ? Les mariages entre infirmières et gueules cassées étaient-ils exceptionnels?

 

 

 

Dans l’immense majorité des cas, les gueules cassées de 1914-1918 se sont très bien réinsérés dans le cadre intime. Les cas de rupture sont extrêmement rares. Celui que vous mentionné relève une fois encore du témoignage de l’infirmière Henriette Rémi, en Allemagne. Il y a probablement l’équivalent en France mais c’est très difficile à saisir car on se trouve dans la sphère intime et les sources sont très rares. Mais les mariages entre défigurés et infirmières semblent avoir été nombreux, les bulletins de l’association en font mention.

 

 

 

Comment l’humour a-t-il surmonté la douleur psychologique des gueules cassées ? 

 

 

 

Le trait d’humour apparaît dans le Journal de Gueules cassées soignés au Val-de-Grâce, appelé La greffe Générale, d’une durée éphémère mais qui souligne la dérision présente dans le service dit des « baveux ». Peut-être cela a-t-il permis à certains de se regarder autrement et d’avoir une approche de leur mutilation et de leur ‘handicap d’apparence’ différente, en la dédramatisant.

 

 

 

Comment l’art représente la mutilation du visage ?

 

 

On trouve quelques représentations picturales de la défiguration en particulier chez les peintres allemands, Dix et Grosz, parfois irrespectueuse parfois emplie de compassion.

 

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« 30 % des soldats sont blessés au visage, dans les conflits récents ».  Les progrès de la protection de la tête et de la chirurgie faciale peuvent-ils répondre efficacement aux blessures lourdes ?

 

 

 

Ce n’est pas une question de « blessures lourdes » mais d’absence de protection de cette partie du corps alors que les membres, l’abdomen et le thorax et le crâne bénéficient de protection en Kevlar notamment très efficaces. La face paraît beaucoup plus difficile à protéger dans les conflits récents en particulier et les efforts menés en ce sens n’ont pas abouti. Il y a dans la plupart des modèles de protection proposé un effet de claustrophobie important et difficile à supporter pour le combattant. Les protections diffusées pour les yeux ont montré de réels bénéfices pour le combattant mais le reste du visage est plus difficile à protéger.

 

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Pour en savoir plus :

 

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