Le fait qu’un homme dévore un autre a suscité depuis des siècles un profond dégoût voire un tabou encore très fort de nos jours. Ce sentiment est encore plus fort au sein des sociétés occidentales qui ont bien souvent désigné le sauvage comme un animal assoiffé de sang. A l’annonce même de cet entretien, certains ont préféré ne pas en savoir plus. Ethologue et directeur au CNRS, Georges Guille-Escuret nous éclaire sur l’anthropophagie ou cannibalisme.
Pour quelles raisons, l’anthropophagie a finalement été peu étudiée jusqu’à nos jours ?
Au XIXe siècle, la civilisation occidentale a de plus en plus joué sur l’horreur du cannibalisme pour justifier un mépris et faire de la colonisation une entreprise de lutte contre la bestialité. L’ethnologie naissante fut trop souvent complice de cette malveillance pour ne pas en ressentir plus tard une certaine honte. Après la Première guerre mondiale, le sujet du cannibalisme fut soigneusement contourné. Il réapparut à la fin des années 70, mais sans parvenir à se libérer des hantises de la civilisation. Depuis lors, il a été beaucoup commenté, mais vous n’avez pas tort en disant qu’il a été peu étudié. J’ai essayé de montrer pourquoi dans Les mangeurs d’autres : le cannibalisme déstabilise notre rationalité sous différents angles.
– Seul le cannibalisme dit de survie semble pouvoir être pardonné par la pensée occidentale, l’anthropophagie, cet « inceste alimentaire », est-il le dernier tabou de notre société ?
Votre question contient la réponse : l’anthropophagie reste associée aux questions de l’inceste et ne pourrait donc être le dernier tabou qu’ex aequo. En outre, la répulsion est double chez les Occidentaux : d’une part, il y a une phobie monothéiste à l’égard de la consommation d’un corps que Dieu a façonnée « à son image », et, d’autre part, il y a une condamnation politique héritée des anciens Grecs jugeant cette pratique incompatible avec l’ordre d’une cité. Autant dire avec la civilisation.
– Chez les premiers hommes, la chasse à d’autres hommes était-elle fréquente hors période de disette et de famine ?
S’il est clair que la famine augmente l’éventualité de l’anthropophagie, cela ne passe pas nécessairement par une « chasse à l’homme » : il semble plus économique de manger de préférence les premiers morts. L’ethnologue Pierre Robbe m’a expliqué que, chez les Inuit (Eskimos), il est arrivé qu’un mourant recommande à sa famille de se nourrir de son cadavre pour augmenter les chances d’échapper à un sort funeste. Quant aux premiers hommes, nous avons quelques exemples de fossiles paléolithiques qui furent probablement « cuisinés » par des congénères, mais nous ignorons tout du contexte de ces évènements, donc de leur signification.
– Comment expliquer que, sur l’île de Sumatra, le cannibalisme a perduré jusqu’au XIXe siècle ?
D’abord, signalons que le cannibalisme a persisté au XXe siècle en Amazonie et qu’il est vraisemblablement pratiqué aujourd’hui même dans certaines zones inexplorées de Nouvelle-Guinée. Mais vous avez raison de dire que le cas de la zone septentrionale de Sumatra s’avère tout à fait spécial. En premier lieu, il est fort rare que la pratique du cannibalisme se prolonge durablement dans l’histoire : or, plusieurs voyageurs du XIIIe siècle (dont Marco Polo) signalent la coutume chez des « Batek » et, quand les Européens s’implantent dans la région un demi-millénaire plus tard, la pratique est encore attestée.
Les Batak furent pendant tout ce temps entourés par divers Etats et religions hégémoniques. Leur cannibalisme se singularise par une dureté froide, sans égard pour l’ennemi (à l’encontre de la plupart des sociétés guerrières qui manifestent du respect envers le supplicié). Il s’étend jusqu’à une forme juridique en participant à la punition du délinquant condamné. Il me semble que la persistance du phénomène, autant que sa forme méprisante, tout à fait exceptionnelle, doivent être rattachées à une crispation défensive contre la domination que les civilisations environnantes essayaient de leur infliger.
– Le cannibalisme peut-il également s’expliquer sur le plan religieux ? Y’a-t-il une volonté de se nourrir de l’autre afin de mieux survivre ?
La réponse est clairement non à ces deux questions. Vouloir isoler une explication religieuse de causes économiques, écologiques ou historiques, evient à présumer un rôle ponctuel du cannibalisme : une société n’est pas faite de tiroirs séparés dont chacun contiendrait des faits déterminés par lui seul. Le politique, le religieux et l’écologique s’enchevêtrent.
Pour la seconde interrogation, le désir de survivre en mangeant l’autre ne prévaut que dans les cas marginaux de cannibalisme de famine. Partout où la pratique se trouve ritualisée, il s’avère insignifiant.
– Etait-ce également une raison de se débarrasser du cadavre, élément pouvant devenir une menace sanitaire pour la tribu ?
Il y a plusieurs façons de se débarrasser des cadavres : inhumer, incinérer, etc. Le choix culturel de la modalité mise en œuvre va forcément au-delà de cette « raison »-là.
– Peut-on lier la chasse aux têtes que l’on retrouve dans de nombreuses régions du monde avec le cannibalisme ? Y’a-t-il un souhait de posséder l’autre ?
Dans toutes les régions de la planète où l’on découvre un cannibalisme guerrier (dit exocannibalisme), on trouve des cas de cannibalisme funéraire (endocannibalisme) et, par ailleurs, des chasses aux têtes. A cet égard, les trois phénomènes, qui ne s’excluent pas toujours mutuellement, semblent bien s’insérer dans un même monde culturel. Inversement, le refoulement « civilisé » repousse les trois.
L’ethnologue Christian Coiffier, spécialiste de l’Océanie, m’a fait remarquer que dans la plupart des rituels traitant la tête tranchée, il y avait un instant impliquant l’ingestion d’un bout de chair humaine pris sur le crâne. Surtout, il faut considérer que la chasse aux têtes concerne généralement des sociétés agricoles où le trophée participe aux rites de fécondité agraire.
– Les proies ont-elles été plus féminines ? masculines ?
Dans beaucoup de sociétés, la « proie » est exclusivement masculine. Dans d’autres, les deux sexes sont également menacés. Je n’en connais aucune où seules les femmes soient visées.
– Y’a-t-il eu de nombreux cas de victimes volontaires (comme en 2001 dans l’affaire d’Armin Miewes) ?
Bien que je ne sois pas spécialement informé sur ce point, je ne le pense pas. Dans ce cas, le basculement est venu de ce que l’un des protagonistes était masochiste, tandis que l’autre, précisément, n’était pas sadique : il fantasmait sur la chair humaine indépendamment d’une relation à autrui, ou presque. Dans une relation sado-masochiste, donc à base de domination, un équilibre se crée généralement, qui tend à limiter la destruction. Ici, les deux névroses n’avaient rien à se dire et le passage à l’acte n’a rencontré aucun obstacle.
Pour en savoir plus :
- « Sociologie du cannibalisme- Volume I » Georges Guille-Escuret- PUF Paris 2010 https://www.puf.com/content/Sociologie_compar%C3%A9e_du_cannibalisme_I
- « Sociologie du cannibalisme- Volume II » Georges Guille-Escuret- PUF Paris 2012 https://www.puf.com/content/Sociologie_compar%C3%A9e_du_cannibalisme_II
- « Sociologie du cannibalisme- Volume III » Georges Guille-Escuret- PUF Paris 2013 https://www.puf.com/content/Sociologie_compar%C3%A9e_du_cannibalisme_III
- « Les mangeurs d’autres » Georges Guille-Escuret- Edition de l’EHESS 2012 http://editions.ehess.fr/ouvrages/ouvrage/les-mangeurs-dautres/