« Ni Dieu ni maître », drapeau noir et A cerclé. Nous connaissons bien les symboles de l’anarchisme mais finalement quelle est son histoire? Son idéologie? Quel est son présent?
Nous avons rencontré Guillaume Davranche, auteur du livre « Trop jeunes pour mourir. Ouvriers et révolutionnaires face à la guerre (1909-1914) » et militant d’Alternative libertaire, pour en savoir plus sur cet esprit remuant de l’extrême gauche.
Comment est né l’anarchisme et par quels moyens s’est-il diffusé dans la société?
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Ouvrier autodidacte, révolutionnaire de 1848, Pierre-Joseph Proudhon a été un précurseur de l’anarchisme, dans le sens où il a théorisé des concepts tels que le fédéralisme, l’autogestion (sans employer le mot à l’époque), l’autonomie politique de la classe ouvrière, et un certain anti-étatisme.
Mais Proudhon n’était pas un partisan de la collectivisation des moyens de production et de distribution – terres, usines, chemins de fer… Il faudra que sa pensée soit revisitée par le révolutionnaire russe Bakounine pour que la doctrine anarchiste émerge au sein de la Première Internationale, dans les années 1868-1876. Elle intègrera alors pleinement les notions de collectivisme, puis de communisme.
Le mouvement anarchiste lui-même, en tant que courant politique, ne se différenciera nettement du reste du mouvement socialiste qu’entre 1876 et 1880. Son foyer originel est multiple : il se situe à la fois en Espagne et en Suisse, dans une dimension très ouvrière et syndicaliste, et en France et en Italie, dans une dimension plus insurrectionnaliste.
Quel est le symbole du noir pour les anarchistes?
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Dès la fin de 1882 semble-t-il, certains militants ont cherché à doter l’anarchisme d’un emblème distinct du reste du mouvement socialiste, qu’ils jugent en voie de corruption. La force du mouvement anarchiste à Lyon peut avoir pesé en faveur de l’adoption du drapeau noir, qui avait été celui des révoltes des canuts, en 1831 et en 1834. Il a fait sa première apparition publique à Paris, en mars 1883, lors d’une violente manifestation d’ouvriers au chômage, dont les anarchistes avaient pris la tête. Louise Michel défendit ensuite ce choix
du drapeau noir dans un meeting, puis lors de son procès, en le parant d’une signification funéraire : il s’agit, dit-elle de porter « le deuil de nos morts et de nos illusions ». La même année, les anarchistes lyonnais se sont dotés d’un journal intitulé Le Drapeau noir. Dans la pratique, le drapeau noir mettra toutefois du temps à s’imposer dans le mouvement anarchiste, où il cohabitera longtemps avec le drapeau rouge.
Le drapeau rouge et noir, lui, aurait été inventé en Espagne au début de la IIe République, et aurait flotté pour la première fois le 1er mai 1931. Le prestige de la Révolution espagnole fera son succès, et le drapeau rouge et noir est aujourd’hui largement dominant dans le mouvement libertaire international.
Quels sont les exemples les plus importants d’expériences de gestion anarchiste?
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Je pense à l’expérience de l’Ukraine révolutionnaire de 1918-1920, qui allait à rebours du centralisme autoritaire du gouvernement bolchevik, mais surtout à l’Espagne révolutionnaire de 1936-1938, qui a vu la socialisation des industries et la collectivisation des terres ; non pas imposée d’en haut, comme en URSS, mais impulsée d’en bas, par les travailleurs et les paysans eux-mêmes. La Commune de Paris, en 1871, a été trop courte pour réaliser grand-chose, mais elle a lancé une grande idée : celle de l’autogouvernement du peuple, totalement en phase avec les idées de Bakounine.
Dans les années 1890, il y a eu de nombreux attentats anarchistes, avec Ravachol ou encore les assassinats de présidents français, américain et de l’impératrice autrichienne Sissi. Ces attentats ont-ils rencontré un soutien populaire ?
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On ne peut pas dire que les attentats aient reçu un soutien populaire, non, à quelques exceptions près. Par exemple l’attentat d’Auguste Vaillant à l’Assemblée nationale (sans mort), en 1893, en plein scandale de Panama qui a fortement discrédité les politiciens, a pu recevoir un accueil favorable dans les milieux ouvriers. Mais pour le reste, non. Une légende veut que Ravachol, à son arrivée à Lyon, pour être jugé, a été salué par une petite foule venue à sa rencontre. J’ai du mal à le croire.
En revanche, les attentats ont pu galvaniser, pour un temps, les milieux militants révolutionnaires. Parce qu’ils faisaient écho à la geste héroïque des révolutionnaires russes, qui assassinaient les représentants de l’autocratie avant de tomber en martyrs. Mais le « bombisme » ou la « ravacholite », en France, ont été de courte durée, parce qu’ils ont conduit à la grande répression de l’anarchisme en 1894, sans nullement soulever les masses. Dès 1895, le mouvement anarchiste français passe à autre chose. La tendance qui prend rapidement l’ascendant sur le mouvement est alors celle de Pouget et de Pelloutier, qui prônent l’action révolutionnaire au sein des syndicats.
Quel est le portrait-type de l’anarchiste du début du XXe siècle?
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C’est un homme, citadin, entre 20 et 40 ans, ouvrier du bâtiment, menuisier ou métallurgiste, syndiqué. Les femmes, très minoritaires dans le mouvement, sont souvent couturières, parfois institutrices, également syndiquées. Ce sont des personnes qui se distinguent généralement par leur culture, leur goût de la lecture, et un penchant hygiéniste (le végétarisme, le refus de l’alcool sont relativement répandus dans le milieu).
Quel rôle a joué les anarchistes durant la Seconde Guerre mondiale?
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Globalement, sur le sol français, il faut distinguer l’action des Espagnols de celle des Français.
Les réfugiés espagnols qui ont fui Franco n’ont souvent pas beaucoup le choix. Ils cherchent à échapper aux camps de concentration où la République française les a parqués en 1939, puis à la déportation après la victoire de la Wehrmacht en 1940. Donc on va retrouver beaucoup d’anarchistes espagnols dans les maquis, mais aussi dans les forces armées de la France libre. En août 1944, à la libération de Paris, c’est un half-track de la 2e DB conduit par des anarchistes espagnols qui pénétrera, le premier, dans la capitale. L’épisode est bien connu. Pour les révolutionnaires espagnols, combattre sous le drapeau allié, plutôt que sous le drapeau rouge et noir, était un compromis. Mais un compromis qui devait permettre de chasser le fascisme de Rome, de Berlin, puis de Madrid. Leur horizon, bien sûr, c’était l’Espagne. Ils ont été trahis, car les Alliés n’ont jamais chassé le fascisme de la péninsule ibérique, ils ont préféré pactiser avec, puis l’intégrer à l’Otan.
Le mouvement anarchiste français, qui était beaucoup moins puissant et aguerri que le mouvement espagnol, a joué un rôle bien moindre. Le reflux des luttes ouvrières en 1938-1939 avait déjà beaucoup affaibli l’Union anarchiste, la principale organisation libertaire en France. En 1939-1940, le mouvement est démantelé par la répression, et désactivé par la démoralisation. Néanmoins, une minorité organise la résistance à partir de la fin 1941. Il y aura ainsi le réseau du Midi, autour d’André Arru, et le réseau de la région parisienne, autour d’Henri Bouyé. Mais il ne s’agit pas d’une résistance armée. Il s’agit plutôt d’une résistance politique et logistique – édition de faux papiers, propagande antifasciste… En fait, les anarchistes français préparent surtout la reconstruction du mouvement après guerre.
Comment l’anarchisme s’est développé dans l’art et la littérature?
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En 1890-1891, il y a une vogue littéraire anticonformiste avec notamment La Revue blanche et les poètes symbolistes. Un moment, se réclamer de l’anarchisme a été à la mode dans ces milieux. On peut citer des gens comme Paul Adam, Adolphe Retté, Pierre Quillard, Laurent Tailhade… Pour la plupart, ce ne sera qu’une passade. Il faut néanmoins signaler de notables exceptions, comme Félix Fénéon, qui aura de véritables convictions révolutionnaires. Et, dans les années 1900, le poète solognot Gaston Couté.
On trouve des artistes anarchistes plus sérieux du côté des peintres (Maximilien Luce, Paul Signac…) et dessinateurs (Steinlen, Delannoy, et surtout Grandjouan, anarchiste et syndicaliste très actif). Ils ont beaucoup contribué à illustrer la presse ouvrière et révolutionnaire.
La chanson était aussi un vecteur de propagande majeur, notamment pendant les « soirées familiales », et plusieurs chansonniers anarchistes se sont distingués dans les années 1900-1920, comme Léon Israël, Robert Guérard et Charles d’Avray.
Quel est le portrait-type de l’anarchiste au XXIe siècle?
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Depuis cent ans, le portrait a évolué avec la tertiarisation de l’économie et le recul du patriarcat.
Aujourd’hui, je dirais que l’anarchiste-type est un homme, citadin, plutôt blanc, plutôt travailleur intellectuel et syndiqué, mais avec une proportion de plus en plus importante de précaires. Les femmes, qui répondent aux mêmes caractéristiques, représentent sans doute 20% des effectifs. Depuis 1981, on observe une mise en retrait de la politique de la part des travailleurs manuels, et ce phénomène n’épargne pas le mouvement révolutionnaire. Mais il n’y a rien d’irréversible là-dedans, comme le montre la réalité dans d’autres pays. La politisation et dans l’engagement dépendent du va-et-vient de la lutte des classes!
Site de Guillaume Davranche: http://tropjeunespourmourir.com/
Pour commander son livre: http://www.editionslibertalia.com/catalogue/coeditions/trop-jeunes-pour-mourir